Dans ce troisième volet de notre série dédiée à l’exploration des quartiers de Valencia à travers les yeux de ses habitants, nous partons aujourd'hui à la découverte du quartier El Cabanyal, accompagnés de l'artiste Mikael Fau.
Déambuler dans le Cabanyal, c'est comme se promener dans un décor de cinéma.
C’est une matinée ensoleillée. Une brise iodée apporte sa fraîcheur. Le Cabanyal dévoile toute l’étendue de sa palette de couleurs : bleus, ocres, jaunes, verts, blancs... Chaque teinte a droit de cité dans ce quartier, où le terme "uniforme" est banni à jamais. Car c’est ça le Cabanyal, un tourbillon de couleurs, de gens et de défis.
Un ancien village de pêcheurs
À l'instar de Ruzafa, le Cabanyal tire ses origines d'un passé distinct de celui de Valencia. Il a longtemps été considéré comme un village de pêcheurs indépendant du reste de la ville. Baptisé à ses débuts "El Pueblo Nuevo del Mar" (le nouveau village de la mer), le nom de ce groupement d’habitations, évoquant la proximité avec la mer, n'a pas été choisi sans raison.
La majorité de ses résidents - des pêcheurs - s'y sont établis pour être au plus près de leur zone de travail. Les maisons qui ont émergé dans cette enclave étaient principalement des demeures simples, dont un grand nombre perdure, conférant au quartier son caractère unique. Car ici, contrairement au reste de Valencia où les appartements font loi, les maisons mitoyennes peuplent des rues serrées, chacune avec sa couleur spécifique. Bleu, vert, jaune, ocre, blanc…
"Déambuler dans le Cabanyal, c'est comme se promener dans un décor de cinéma.”, confie Mikael, alors que nous cherchons refuge dans l'ombre des bâtisses pour échapper à la chaleur qui s'installe.
La plage oubliée
Mais aujourd’hui, tout cela semble déjà une époque lointaine, révolue. Les familles de pêcheurs ont abandonné leur activité, et souvent changé de lieu de vie, cédant leur place à une nouvelle vague d'habitants. Le quartier a attiré des communautés d'origine gitane et des migrants venus d'Amérique du Sud, séduits par des logements peu chers à l’époque. Pour eux, la proximité avec la mer n'était pas un critère déterminant.
“Ici, on vit à côté de la plage mais on y va très peu souvent. Je pense que je n’ai été invité qu’une seule fois par des locaux à y aller et c’était en soirée”, note Mikael. Le “Paseo al mar”, c'est-à-dire la promenade juste à côté de la plage, est un endroit qui fait en théorie partie du quartier, mais qui est vidé de ses locaux. En pleine journée, le lieu est entièrement investi par les touristes qui viennent visiter la ville, l’espace ne se libérant que la nuit.
Une place à part à Valencia
Lorsque Mikael pose pour la première fois ses valises à Valencia, c'est pour la représentation d’un spectacle dans lequel il danse. La ville l’attrape et ne veut plus le lâcher : "Je me suis immédiatement senti à ma place, comme si je naviguais dans ces rues depuis toujours. Tout me semblait familier. Après le spectacle, j'ai prolongé mon séjour d'une semaine, puis j’ai saisi chaque occasion de revenir ici, et j’y ai finalement acheté mon appartement.”
Ce sentiment de bien-être, il le ressent presque à chaque coin de rue. Aussi, lorsque nous passons sous des jasmins en fleurs, il ne manque pas l’occasion pour partager avec moi l'essence même de ces instants. "Respire ça", me dit-il, une lueur de joie dans les yeux, me tendant une branche légèrement inclinée sous le poids de ses fleurs. Le parfum, doux et envoûtant, s'élève autour de nous, créant une bulle d'intimité au milieu de l'espace urbain. Écoutez l'extrait audio :
Dès lors, ce "quartier inspirant" qu'est le Cabanyal devient un choix évident. "Venant de Paris, je cherchais à fuir l'agitation des centres-villes tout en conservant leur commodité. Le Cabanyal m'offrait cette tranquillité recherchée : ses petites rues, ses bâtiments bas, la présence rassurante des personnes âgées et des enfants. Ce quartier a un côté pittoresque que les grandes métropoles n’ont pas." Durant quelques années, Mikael partage son temps entre Valencia et la France, avant de choisir de s'installer définitivement à Valencia au début de l'année 2019.
Mikael Fau : portrait d’un artiste au grand coeur
Le nouveau visage du Cabanyal
Depuis 1993, le Cabanyal se distingue par son architecture et sa richesse culturelle qui l’ont rendu unique dans la ville. Cependant, cette singularité semble menacée depuis plusieurs années par différents facteurs.
L’un des premiers aspects de la détérioration est directement visible puisqu’il se trouve dans les rues : beaucoup de bâtiments sont en piteux état, certains même à la limite de la ruine. La municipalité a donc lancé d'importants travaux de rénovation pour restaurer ces édifices et revaloriser plusieurs espaces publics, tels que le marché, la grande place et les jardins.
Un autre aspect est l’arrivée massive des logements touristiques stimulés par l'essor de plateformes telles qu'Airbnb. Cette tendance représente une source d'inquiétude considérable pour les habitants du quartier : la population résidant à l'année diminue, mais les loyers font le chemin inverse, augmentant plus vite que dans le reste de Valencia. “J’ai plusieurs amis dans le Cabanyal qui sont nés ici et qui cherchent à acheter, mais qui ne peuvent pas à cause de la hausse des prix. Cela me fait de la peine.”, nous explique Mikael.
Le quartier a donc évolué progressivement, gardant son habit de pauvreté colorée, mais avec une population différente, de plus en plus constituée de touristes et d’étrangers de passage. Des populations attirées temporairement par le quartier sans pour autant y ancrer leur existence.
Du nomade au voisin
Justement. Mikael était pendant quelques années l’un de ces étrangers qui, répartissant leur existence entre plusieurs lieux, appréciaient le Cabanyal sans s'y établir de manière permanente. Toutefois, en 2019, il opère sa transition en emménageant dans l'appartement qu'il avait acquis trois ans auparavant.
À partir de ce moment, il s'implique pleinement dans la vie locale, faisant de son quartier le cœur de ses projets et de ses inspirations. "Mon objectif en venant vivre en Espagne n'était pas de rester un Français parmi d'autres. Je souhaitais véritablement m'immerger dans la culture locale, ce qui m'a permis de tisser de solides amitiés avec des résidents du quartier."
Aleatorio Cabanyal : tisser des liens à travers l'art et la communauté
Des relations qui comptent dans sa vision du quartier, car elles lui offrent une perspective locale qu'il n'aurait peut-être pas saisie autrement. Ensemble, ils forment un groupe baptisé "Aleatorio Cabanyal", un collectif qui incarne ces nouvelles relations. "J'ai intégré ces personnes dans mon travail en leur offrant des rôles au sein de mes projets artistiques, que ce soit en France ou en Espagne. Nous avons notamment un projet près du port intitulé 'Hello Gorgeous', entièrement élaboré avec des habitants du quartier."
Et c’est là qu’il pense avoir trouvé la clé pour que le mélange des cultures se fasse le plus naturellement possible. “Il faut des gens ‘intelligents’ dans leur démarche, et par ‘intelligent’ je veux dire qui veulent intégrer le lieu et ses habitants dans leur création, dans leur travail, dans leur vie. C’est en tout cas ce que j’essaye de faire”. Est-ce que cela sera suffisant pour garder la spécificité que le Cabanyal cultivait ? La question demeure ouverte, mais c’est une première piste à explorer pour ce quartier en plein changement.