Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--

Jake Adelstein : l'épopée transatlantique du dernier des yakuzas

Entre l'adaptation de Tokyo Vice en série, la parution de Tokyo Detective, sa captivante exploration du Japon à travers le podcast The Evaporated et ses animations de soirées True Crime au club des correspondants étrangers du Japon,  le journaliste américain Jake Adelstein a démontré une remarquable productivité ces derniers temps.

The_Last_Yakuza_EditorialThe_Last_Yakuza_Editorial
Écrit par Steen
Publié le 15 novembre 2023, mis à jour le 21 novembre 2023

Le Japon ne semble pas être le seul pays de cœur de Jake. Si son livre, Le dernier des Yakuzas, vient de paraitre en anglais, il a fait son entrée sur la scène littéraire française dès 2016, grâce aux éditions Marchialy. 
Comment expliquer cette différence de 7 ans entre la publication française et la publication anglaise ? Nous nous sommes empressés de lui poser la question.

Pourquoi Le dernier des yakuzas a-t-il été publié en français avant d’être publié en anglais ?

Je travaillais sur le livre avec Random House (Éditeur de livres américain) depuis 2008. J’avais déjà collaboré avec eux sur Tokyo Vice, cela semblait donc naturel.
En 2011, avec le séisme et la catastrophe du Tohoku, j’avais mis le livre de côté pour de multiples raisons. Lorsque nous avons repris le travail avec l’éditeur, j’ai réalisé que tout allait être beaucoup plus compliqué que prévu.

En 2010, le Japon avait révisé son code pénal, de sorte que la prescription disparaissait pour certains crimes comme le meurtre ou la tentative de meurtre. Certaines choses que je voulais inclure dans le livre auraient donc mis plusieurs personnes dans une situation très compliquée. Si je voulais continuer, je devais faire un énorme travail de réécriture pour protéger mes sources, modifier des noms, des détails…l’éditeur était d’accord. 

Deuxième coup dur, quelque temps plus tard, Random House a été poursuivi en justice au sujet d’un livre sur le Japon qu’ils avaient publié. Ils ont dû verser une grosse somme d’argent à la personne les ayant poursuivis. Ils ont donc développé une grande méfiance à l’égard de tout ce qui touchait au Japon. Ils ne voulaient pas d’autres problèmes, ni perdre d’argent. Ils sont devenus très procéduriers sur mon propre livre. 

C’est allé très loin puisqu’à un moment quelqu’un m’a dit : “nous aimerions que tu obtiennes des formulaires de décharge de toutes les personnes que tu as interviewées.” Ce qui était complètement fou ! Ce genre de choses rend les gens encore plus paranos. Pour moi c’était hors de question.

On était un peu dans une impasse et le projet n’avançait plus. C’est alors que Tokyo Vice a été publié en France ! Ça s'est vraiment bien passé, c'était un peu miraculeux. Les éditeurs français de Marchialy ont fait un travail de marketing incroyable.

C'était une époque où le "true crime" était très apprécié. Je me souviens d'être allé à une émission de radio nationale française où les invités débattaient de la place du true crime, de la non-fiction narrative dans le paysage littéraire. Pouvait-elle être aussi bonne que de la “vraie” littérature ? Désolé, je ne suis pas assez français pour vraiment comprendre ce débat. (rires)
C’est drôle, car en France je trouve Tokyo Vice tantôt dans la section “fiction criminelle”, tantôt dans les livres sur le Japon, parfois dans les mémoires. 

 

Les livres de Jake Adelstein en France
©Marchialy

 

Pourquoi collaborez-vous autant avec la France ? Vous travaillez pour divers magazines, votre éditeur est français, vous aidez régulièrement les équipes TV se rendant dans le pays, vous avez également parlé de l’affaire Tiphaine Veron dans votre podcast The Evaporated

Quand tu es écrivain, tu veux être lu, tu ne veux pas te parler à toi même. Alors certes, de nombreuses histoires que tu écris ne te tiennent pas plus à cœur que ça. Elles peuvent être drôles, intéressantes, mais elles seront vite oubliées et n’ont pas de sens particulier. Mais peu importe dans quelle langue, la joie d’être un écrivain est avant tout d’être lu. Bien sûr tu veux être traduit correctement. Mais j’ai une entière confiance dans les traductions faites de mon travail par Marchialy ou par le magazine Tempura, par exemple.



Vous avez envisagé d’amener le livre à un autre éditeur américain ?

Je l’ai envisagé oui, mais les interlocuteurs des maisons d'édition américaines changent tout le temps. La personne qui remplaçait celle avec laquelle je travaillais précédemment m’ a dit : “Pourrais-tu réécrire Le dernier des yakuzas à la première personne, comme dans Tokyo Vice ?” Ou  “Fais ressortir  davantage à ton amitié avec Saigo.”
Ils voulaient une sorte de duo très américain, type Arme fatale, flic et voyou, assez cliché. J’ai donc dit non. À ce moment- là, Marchialy, l’éditeur français de Tokyo Vice, m’a recontacté et m’a demandé “hey, as-tu quelque chose en cours ?” J’ai aussitôt remboursé à Random House l’avance qu’ils m’avaient donnée et j’ai apporté le livre à Marchialy. Je comprends la paranoïa de Random House suite à leur mauvaise expérience avec le Japon, mais je n’ai pas regretté de publier le livre en France.


Mais aujourd’hui le livre sort enfin en anglais. Qu’est-ce qui a changé ?

C’est bien moins stressant pour un éditeur américain de publier ce genre de contenu maintenant. Tokyo Vice est sorti depuis très longtemps et c’est un immense succès, il a désormais une adaptation télévisée. D’ailleurs j’ai écrit la suite, Tokyo Detective, directement pour les Français, car j’adore mon éditeur. Et puis nous sommes en 2023 et de nombreux protagonistes de Le dernier des yakuzas sont décédés à présent. Beaucoup d’éléments qui étaient dans une zone “grise” ne le sont plus.

Par rapport à l’édition française, nous avons tout de même changé les noms de certaines personnes encore vivantes et présentes dans le livre. Même en prouvant aux éditeurs que le nom de ces personnes était déjà dans les journaux, associés aux différentes affaires dont je parle, ils avaient encore des hésitations à publier leurs vrais noms. Cela a été de longues discussions !

 

Parlons un peu du livre lui-même. Dans l'article de Rolling Stone, vous présentez un extrait prouvant que les yakuzas ne sont pas intouchables. Pourquoi prennent ils le risque de se confier à vous ?

Ils me racontent leur histoire lorsqu’ils savent que cela ne risque plus de les impacter. Je pense que la plupart des gens considèrent les secrets comme un fardeau. Pour un psychopathe ou un sociopathe, pas de soucis, mais certains anciens membres de la mafia ont une conscience. Ils vieillissent, ont des enfants et soudain, réalisent ce qu’ils ont fait. Ils ont donc besoin d’en parler à quelqu'un.
Et puis les yakuzas aiment se vanter. Vous savez qu’il existait au Japon des magazines dédiés au sujet ? On pouvait y savoir qui était en prison, tous les derniers scandales…les yakuzas veulent que les gens sachent à quel point ils sont importants. Ils adorent parler de leurs titres, etc.

 

a photo of the Coach and his crew (he is in the center in the picture). (Kanazawa Nobuyuki)
Photo du Coach, protagoniste de "Le dernier des Yakuzas" et de ses subordonnés. (Kanazawa Nobuyuki)

Je pense aussi que le fait d’être un étranger aide beaucoup. Je reste un peu “en dehors” de leur monde. C’est plus facile de me parler sans avoir le poids du jugement de la société japonaise. Je me contente de les écouter. Enfin, il faut savoir que de nombreux yakuzas sont en partie coréens, taiwanais... Il y a un lien qui se crée puisque, en tant qu'étranger au Japon, nous faisons face aux mêmes difficultés et à la discrimination. 

 

Vous utilisez le “je” dans votre podcast, dans Tokyo Vice et dans Tokyo Detective, mais pas dans Le dernier des yakuzas. Pourquoi ?

Dans le podcast, toute la partie fun est ce voyage personnel que nous faisons avec Shoko. L'usage du “nous” (Shoko et moi) est un bon choix parce que nous essayons d’emmener l’auditeur avec nous. 

Pour Le dernier des yakuzas, il n’y a qu’un ou deux chapitres avec un “je” narratif parce que ce n’est pas mon histoire. Ce que je pense des évènements  consignés dans le livre n'est pas important. J’ai vendu mon âme au bitcoin est un peu différent. Il est en partie écrit à la première personne, car, au fur et à mesure que je travaillais sur cette histoire, j’ai franchi la frontière pour passer de simple observateur à participant. 

Quand tu es impliqué dans ton enquête et que cela finit par en modifier les résultats, alors je pense que c’est normal de la raconter à la forme “je”. Le dernier des Yakuzas, ce sont juste des faits. Il n’y a pas de “moi” dedans.

 

Jake adelstein au FCCJ
Jake Adelstein au FCCj pour défendre le podcast The Evaporated.

 

Vous venez de mentionner J’ai vendu mon âme en bitcoins qui est un livre assez différent. Votre nom est plutôt associé aux côtés sombres et à la mafia au Japon, est-ce que vous vous sentez prisonnier de ça ?

Je ne me sens pas prisonnier en France. J’écris pour des magazines financiers à propos de scandales japonais qui n’ont rien à voir avec le crime organisé et sur de nombreux autres sujets…quand j’ai publié J’ai vendu mon âme en bitcoins, les gens sont venus me voir et étaient très contents de voir que cela n’avait rien à voir avec les yakuzas. (rires) J’ai plus d’un tour dans mon sac ! Mais aux États-Unis je suis un peu résumé à ça. Le podcast était aussi une petite échappée, même si j’y parle encore un peu de la pègre. Le prochain podcast sur lequel je travaille n’aura absolument rien à voir avec le Japon ! Je reviendrais sur série de possibles meurtres qui auraient eu lieu sur le lieu de travail de mon père, aux États-Unis, dans les années 90. 
 

Merci à Jake Adelstein d’avoir pris le temps de répondre, nous avons hâte de découvrir ses prochaines aventures. Outre ce nouveau podcast, l’auteur à un projet de livre : une anthologie d’affaires intéressantes survenues au Japon. Comme celle de ce chirurgien de Shinjuku qui refait les lignes de la main de ses clients pour changer leur avenir…

C’est une histoire qui mérite d’être racontée, non ? 


Pour aller plus loin : 

Si l’anglais ne vous fait pas peur, je vous recommande le podcast de Shoko Plambeck et Jake Adelstein sur les disparitions mystérieuses au Japon : “Gone with the gods”.

Pour lire Jake en français, rendez-vous plutôt sur le site de son éditeur et découvrez Tokyo Detective.

 

Image de couverture par Eloise Fabre

 

I.Steen
Publié le 15 novembre 2023, mis à jour le 21 novembre 2023

Flash infos

    Pensez aussi à découvrir nos autres éditions