Le 23 mai dernier, lepetitjournal Tokyo s'est rendu dans le quartier de Ginza pour participer à la nouvelle conférence de Femmes Actives Japon sur le thème passionnant du luxe. Maîtrisant son sujet à la perfection pendant près de 2h30, Monsieur Richard Collasse, PDG de Chanel Japon, a guidé son public à travers l'histoire du luxe au Japon et de son avenir, créant des parallèles captivants sur sa propre vie. Découvrez aujourd'hui le compte-rendu de cette conférence avec lepetitjournal Tokyo.
Un public composé de 130 femmes s'est réuni chez Chanel à Ginza, dans l'écrin de velours qu'est le Nexus Hall, pour participer à cette nouvelle soirée Femmes Actives Japon. Après le mot chaleureux de présentation de la Présidente de l'association, Richard Collasse commence alors sa présentation ponctuée de documents d'archives, statistiques ou phrases clés projetés derrière lui. Debout, face à son auditoire, le PDG de Chanel et écrivain, introduit ensuite son travail avec humour et décontraction. Cet acteur dynamique du luxe, depuis plus de 40 ans au Japon (dont 30 chez Chanel), nous décrit le déroulé de son aventure professionnelle nippone, entre son premier voyage au Japon en 1972 et son travail chez Givenchy puis sa maison actuelle, Chanel.
Le luxe et le Japon
Luxe-luxus-splendeur-excès... Richard Collasse interroge au hasard dans le public au sujet de la définition de ce mot "Luxe". Un échange convivial sur une définition qui n'est pas aussi simple qu'elle en a l'air. Mais c'est la citation "quand la survie est assurée, apparaît le besoin du luxe" qui a retenu toute notre attention. Un résumé précis de la splendeur (ou de l'excès) que peut être le luxe.
Et le Japon est de très loin une pièce maîtresse mondiale du puzzle. Son influence sur la France existe depuis très longtemps. Par exemple, selon les mots du jardinier de Versailles, Marie-Antoinette possédait des fleurs du Japon dans la magnificence du château. Et que dire de l'influence du japonisme dans le courant impressionniste. Cette histoire d'influence est donc ancrée depuis longtemps entre nos deux cultures. Dans les années 1950-1960 au Japon, le luxe prenait d'abord ses repères dans les étages élevés des grands magasins, appelés Hakuraihin (articles importés). Les produits rares qu'on y trouvait se vendaient 3 à 4 fois plus cher. Richard Collasse fait alors le parallèle avec l'un des parfums les plus connus au monde (si ce n'est le premier), le Chanel N°5. Seul parfum encore fabriqué pendant la Seconde Guerre mondiale, le Chanel N°5 connut un succès fou au Japon parmi les produits rares importés. Quelques années plus tard, une ambassadrice de charme réalisa la plus belle publicité possible pour ce parfum, par pur hasard, sur le sol japonais. En voyage de noces avec son mari Joe DiMaggio en 1954, Marylin Monroe fut questionnée par un journaliste japonais à Haneda sur ce qu'elle pouvait porter dans son lit. ?Why, Chanel No. 5, of course? fut une réponse toute naturelle.
De 1960 à 1980, le visage du luxe au Japon change petit à petit. Les grands magasins étaient alors avant tout leurs propres importateurs, tels des "ghettos de luxe" comme les surnomme le conférencier. Chaque grand magasin représente une marque. Les importateurs se muent ensuite en distributeurs spécialisés. C'est alors la mise en place de la distribution du luxe au Japon. En 1969, Chanel est chez Liebermann Waelchli. D'autres marques comme Estée Lauder, Rochas ou Guerlain sont en direct au Japon. Il existe aussi le phénomène des joint ventures avec le plus célèbre, L'Oréal/Kobayashi Kosé, ou encore celui des bureaux de représentation. Et dès 1970, c'est le boom de l'importation et de la distribution en direct (1978 pour Louis Vuitton et 1981 pour Chanel pour n'en citer que deux). On assiste alors à un monde du luxe à deux vitesses entre les petites et les grandes maisons.
Et dans ce monde en constante évolution, savoir sortir du lot et marquer les esprits deviennent des objectifs primordiaux. Richard Collasse le sait bien. Accompagné de photos d'archives pour l'illustrer, le PDG de Chanel cite en exemple le Givenchy Show à Tokyo et Osaka en 1983. Suite à une prouesse de négociation, le NHK Hall (journal Asahi) accepte d'être le théâtre d'un show extraordinaire. Givenchy et Richard Collasse marquent là un grand coup. 4 000 personnes assistent au défilé, une première. Un énorme succès qui verra également Audrey Hepburn monter sur scène pour son premier voyage au Japon.
Un second coup de fraîcheur pour le luxe français souffla au Japon : l'Exposition Colbert au Musée Teien en 1985. Le Comité Colbert, association regroupant les grands noms du luxe français, privés ou publics, y fête alors son tricentenaire avec cette exposition historique intitulée Arts de vivre en France. Le luxe français rayonne de la plus belle des façons.
Historique de Chanel
C'est au Japon que Chanel ouvre sa première série de boutiques au monde. Une première qui montre bien la belle réussite de cette marque au pays du Soleil-Levant. Et dans le but de toujours se démarquer de la concurrence et de marquer les esprits, Chanel crée autour de 1985 son environnement, maintes fois copié depuis, de noir et or. Une charte luxe et révolutionnaire qui s'accompagne également d'un travail de design des boutiques très important. Le parapet en est un exemple fort. Grâce à ce design spécial, Chanel impose sa marque en hauteur au-dessus des concurrents dans tous les grands magasins. Ce parapet qui permet d'être visible de loin et de se démarquer offre également un atout non négligeable dans ce monde de luxe et de cosmétiques : un meilleur éclairage. Et même si la boutique de la rue Cambon à Paris est unique en son genre et difficilement copiable à travers le monde, Chanel en garde de petites inspirations (miroirs, moquette...) pour homogénéiser le tout.
La publicité a joué un rôle important comme levier pour les marques de luxe. Lorsqu'il était chez Givenchy, Richard Collasse a fait appel à ce monde visuel pour faire connaître la marque auprès du public japonais. En plein boom du marché automobile des années 70, Givenchy se rapproche de Nissan et d'un modèle en particulier, la Laurel (berline de luxe) qui peinait à se vendre. Grâce à un directeur de pub convaincu et un budget monumental, la collaboration publicitaire entre ces marques fut un succès. Quelques années plus tard, c'est le parfum N°19 de Chanel qui se pare de publicité sur le marché japonais.
Et les problèmes ?
L'histoire du luxe français au Japon ne peut se réduire à une belle voie toute tracée sans entrave. Comme d'autres marques, Chanel a dû faire face à des obstacles et certains problèmes récurrents dans le luxe. Les produits de cet univers au Japon étaient encore une fois bien plus chers qu'ailleurs : trois fois plus chers qu'en France. Il fallait donc agir sur la question du prix expressément pour garder la bonne santé du marché. Prenant la concurrence par surprise, Chanel décida de "casser" ses prix sur 3 ans, de 1993 à 1996, pour que la baisse soit significative sans être trop violente, ce qui nuirait à la marque. -15%, puis -18,9% pour finir par -12,6%. Une belle réduction des prix qui se devait d'être justifiée par un message digne du luxe pour ne pas donner une mauvaise image aux clients. "La valeur de la beauté change", pouvait-on lire dans la communication Chanel de l'époque.
Deux autres soucis majeurs ont taquiné le marché du luxe au Japon. Premièrement, la contrefaçon et le copycat grossier (comme dans des magazines tels que Friday) étaient un fléau pour la vulgarisation de la marque. Ensuite, le monde du luxe se devait également de travailler sur sa propre image et lutter contre des clichés redondants : arrogance, portes fermées, attitude des vendeuses... Pour que son image remonte auprès de la clientèle japonaise, Chanel organisa un mega show en 2000 à Ebisu en plein-air, accessible à tous. 150 mannequins y ont défilé pour ce qui sera un énorme succès pour la marque. L'image remonte immédiatement. Les "coups de com' " réussis et inventifs sont la clé des grandes marques.
En 2004, Chanel imagine son propre espace sur l'avenue principale de Ginza et met en route la construction de son immeuble. Ce lieu de vie voulu par la marque respecte la tradition du luxe qu'elle chérit depuis tant d'années. Propriétaire des lieux, elle accueille dans ses murs deux vecteurs de la culture du luxe. Le restaurant Beige d'Alain Ducasse (2 étoiles) est un étendard de la gastronomie du luxe à la française. Quant au Nexus Hall, il se désire le digne héritier de l'esprit de Coco, pygmalion des arts. Sans mécénat, le principe du Nexus Hall est d'aider de jeunes artistes de la musique classique à s'épanouir, grandir et devenir les "stars" qu'ils méritent. L'épanouissement est total. Près de 50 concerts sont donnés à l'année et apportent satisfaction autant pour le public que pour l'artiste. Le respect de la personne, c'est l'esprit Chanel dans toute sa splendeur. La plaque de marbre au pied de l'immeuble remerciant les 2 500 noms ayant participé à cette construction en est l'exemple type.
La fin de l'eldorado japonais ?
Question qui pourrait facilement se résumer par la négative quand on sait que le marché du luxe a augmenté son chiffe d'affaires de 10% en 2016. Mais de sombres nuages peuvent obstruer l'avenir du marché de quelques complications notables. Le climat politique n'est pas extrêmement favorable, le déficit budgétaire est à un point important, le taux de naissance dans le pays dangereusement bas, le marché parallèle très coriace... L'avenir du marché du luxe au Japon se joue sur des petites évolutions qui peuvent faire la différence. Il faut s'adapter à la nouvelle clientèle qui change d'attitude du jour au lendemain, garder le cap du digital en point de mire, faire du shopping une expérience, continuer à travailler le contact vendeur/client, etc. Et pour lutter contre le marché parallèle de plus en plus important, Chanel a opté pour une politique des prix pour la mode identique à tous les pays, contrairement à Hermès préférant jouer sur la rareté et l'exclusivité totale (tout en créant frustration et enchère... parallèle !).
Le marché du luxe au Japon : la conclusion
Le tourisme inbound, une donnée très importante de la santé économique d'un pays, qui touche également le monde du luxe, mais très difficile à maîtriser. Cette source de revenu très volatile inquiète le PDG de Chanel au sujet de l'avenir du Japon. Le "pays" désire encore plus de touristes pour jouer dans la cour des grands comme la France, l'Espagne ou les USA. Mais le pays n'est pas prêt selon lui. La quantité n'est pas toujours adaptable au Japon quand la qualité l'est à tous les coups. La fluctuation incontournable qu'est le tourisme pourrait devenir un danger pour la culture nippone. Bien sûr, le luxe s'en portera sûrement très bien, comme le montre l'inauguration de Ginza 6, quelques immeubles plus loin. Et Chanel n'est pas en reste, grâce, une nouvelle fois, à son amour de la surprise. La marque a mis en place dans sa boutique de G6 un distributeur de rouge à lèvres. Etrange pour un monde de luxe ? Cet accessoire technologique de qualité et chic joue sur la nouvelle génération d'acheteurs qui aime jouer, dialoguer avec un écran.
Pour Chanel, on vient au Japon pour proposer sa propre culture tout en respectant soigneusement la culture du pays hôte. Les objets y ont une âme, l'art de faire les choses méticuleusement y est à son paroxysme et le raffinement y est d'une importance vitale. Le Japon, un marché pas comme les autres...