Les touristes débarquant à Singapour sont frappés par la diversité des visages, des langues, et des religions qu'ils rencontrent. Comment un tel pays peut-il exister ? Les Singapouriens eux-mêmes s'interrogent régulièrement sur leur identité.
Pourtant, Singapour existe bien et réussit dans beaucoup de domaines. Mais, comme le ministre des finances, Lawrence Wong, l'a rappelé le 25 juin dernier dans un discours au forum "Race et Racisme,” les quelques incidents qui surviennent de temps à autre et dont la presse et les réseaux sociaux se font l'écho, montrent que cette coexistence harmonieuse n'est pas spontanée. Elle est le fruit d'une volonté politique persistante qui se traduit par diverses initiatives qui peuvent parfois surprendre les Français.
Singapour est un pays d'immigration
Les “Orang laut” (peuples de la mer en malais) formaient la population originelle de Singapour et des iles environnantes. Ces marins vivaient essentiellement des produits de la mer, et habitaient sur les côtes, à l’embouchure des rivières, souvent sur des bateaux. Comme dans beaucoup d’endroits, cette population indigène a été progressivement éliminée par des vagues successives d’immigration. Si quelques rares Singapouriens peuvent encore revendiquer une ascendance "orang laut", il faut aller de l’autre cote du Detroit de Johor pour en voir la dernière communauté peinant à maintenir son mode de vie traditionnel.
Quand Raffles est arrivé en 1819, il y avait selon les estimations entre 200 et 1000 habitants à Singapour, principalement Malais, dont encore un bon nombre d’Orang laut. Raffles initia une campagne d’immigration massive pour développer Singapour. Des 1826, Singapour comptait plus de 10.000 habitants et près de 30.000 en 1836, les Chinois constituant alors déjà la communauté majoritaire. L’immigration s’est poursuivie de manière significative jusqu’après la seconde guerre mondiale. En 1950, la population dépassait le million, pour atteindre 3 millions en 1990, et 5.7 millions aujourd’hui, dont 4 millions de résidents. La composition ethnique n’a guère varié depuis les années 70. La population résidente actuelle se répartit entre 74% de Chinois, 14% de Malais, 9% d’Indiens, et 3% de divers autres.
La diversité a été l'un des moteurs de l'émancipation de Singapour, en tant que pays indépendant en 1965.
Colonie britannique depuis 1819, Singapour a bénéficié de plus en plus d'autonomie après la seconde guerre mondiale. Finalement Singapour a été incorporé en 1963, en tant que nouvel état, à la Fédération de Malaisie, qui devient alors la Malaisie. Associer la puissance commerciale de Singapour avec une Malaisie riche en ressources naturelles faisait du sens.
Mais rapidement, les rapports se tendent entre une Malaisie, au 2/3 malaise, qui entend privilégier cette population (bumiputera), et un Singapour, au 3/4 chinois, qui défend la neutralité ethnique et religieuse. En 1964, ces tensions provoquent des émeutes raciales entre Malais et Chinois, causant une quarantaine de morts, plus de 500 blessés, et surtout un traumatisme au sein de la société singapourienne qui avait jusque-là vécu assez pacifiquement sa pluralité ethnique. En mémoire de ces évènements, le 21 juillet a été institué “racial Harmony Day”, pendant lequel les élèves et étudiants sont amenés à réfléchir sur les dangers latents des divisions sociales et la nécessité de maintenir l’harmonie interraciale.
Finalement Lee Kwan Yew, le premier ministre singapourien, qui avait été un farouche partisan du rapprochement avec la Malaisie, se résout à mettre fin à cette association. Le 9 août 1965, l'indépendance de Singapour est proclamée. Dans sa conférence de presse de ce jour, Lee Kuan Yew déclara : “We are going to have a multiracial nation in Singapore… This is not a Malay nation, this is not a Chinese nation, this is not an Indian nation. Everybody will have his place, equal…”
De nombreuses mesures ont été prises au fil des ans pour assurer des relations harmonieuses entre les diverses communautés
Cela commence par le choix de 4 langues officielles (anglais, chinois, malais, tamoul), que vous pouvez lire sur les documents officiels ou entendre dans le métro. Le malais n’est maintenant fréquemment parlé que par moins de 10% de la population, mais, pour des raisons historiques, c’est la langue nationale, dans laquelle est écrit l’hymne national (“Majulah Singapura”) et sont donnés les ordres à l‘armée. A la naissance de Singapour, les chinois étaient majoritaires, mais ils parlaient plutôt les dialectes de leur groupe d’origine (Hokkien, Cantonais, Hakka,…). L’imposition du mandarin comme langue chinoise de référence ne s’est pas fait sans mal. L’anglais a été choisi comme langue véhiculaire neutre entre les communautés locales et retenu comme langue de base pour l’éducation nationale. Cela a conduit à une montée en puissance de cette langue qui n’était parlée que par moins de 2% des foyers en 1957, contre près de 50% aujourd’hui. Cela s’est fait essentiellement aux dépens du mandarin et des dialectes chinois qui sont passés de 75% a moins de 40% dans le même temps, les 2 langues minoritaires résistant mieux (9% pour le malais et 2.5% pour le tamoul aujourd’hui). Cependant, chaque élève doit choisir une des trois langues locales (“mother tongue”, normalement la langue de son groupe ethnique) dans laquelle il aura des cours, de façon à maintenir la vitalité de ces langues, mais aussi développer un atout dans les relations avec les autres pays asiatiques qui les pratiquent. Rien à voir avec l’éradication brutale des patois que la France a connu sous la IIIème République. Mais la rapidité de l’évolution linguistique en quelques décennies, fait que, dans certaines familles, notamment Chinoises, les jeunes, qui parlent majoritairement anglais et accessoirement mandarin, ont du mal à communiquer avec leurs grands-parents qui sont plus à l’aise dans leurs dialectes d’origine.
Dans de nombreuses démarches administratives à Singapour, vous êtes amenés à déclarer votre race, soit en format libre, soit en choisissant une option du modèle CMIO (chinois, malais, indien, ou autre). Cette notion de race, qui est taboue en France, est largement utilisée à Singapour, pour assurer la mixité de la population et soutenir les communautés minoritaires. Il y a par exemple des quotas par race dans les HDBs, habitat développé par le gouvernement et où réside 80% de la population singapourienne, de façon à éviter les ghettos que connaissent certains pays occidentaux. De nombreuses circonscriptions électorales ont été regroupées en GRC (Group Représentative Constituency) pour que des équipes multiraciales puissent se présenter et que des représentants des minorités siègent au parlement. A l’occasion des dernières élections présidentielles, la constitution a été amendée pour que seuls les candidats d’une certaine race soient autorisés à se présenter, si aucune personne de cette race n’a tenu ce poste durant les cinq derniers mandats. D’une manière générale, tout est fait pour s’assurer que toutes les communautés participent à la vie politique du pays.
La diversité ethnique conduit à la diversité des religions
Le visiteur peut être surpris par le nombre et la variété d’établissements religieux qui jalonnent les rues de Singapour, parfois les uns à côté des autres : temples bouddhistes, taoïstes, hindous, et sikh, mosquées, églises chrétiennes de toutes obédiences, et synagogues. Aujourd’hui 31% des résidents singapouriens se disent bouddhistes, 9 %, taoïstes, 19%, chrétiens, 16% musulmans (quasi-totalité des malais et une partie des indiens), et 5% hindous. Mais on trouve aussi des jaïnistes, des zoroastriens, et des bahaïsmes. Bref, il est difficile de trouver une religion qui n’ait pas d’adepte à Singapour.
Cette ancienne photo de Waterloo street montre ses temples bouddhiste et hindou côte à côte. Il n’est pas rare de voir des personnes sortir de l’un pour aller faire leur dévotion dans l’autre. Mais cette rue compte aussi à proximité une synagogue et une église catholique.
La diversité religieuse peut être un ferment de division sociale, comme on peut le voir dans divers pays. Pour combattre cette tendance, Singapour a fait le choix d’une laïcité qui diffère sensiblement de celle pratiquée en France. Chacun est libre de pratiquer sa religion. L’état est neutre en matière de religion, mais est actif dans le maintien de l’harmonie interreligieuse. Les propos, écrits, ou actions susceptibles d’offenser les adeptes d’une religion, ou plus généralement les membres d’une communauté, sont punissables. Des caricatures satiriques, telles que nous les connaissons en France, sont impensables à Singapour. Pour des raisons historiques, l’islam bénéficie de certaines spécificités légales comme l’existence d’un registre spécifique pour les mariages entre musulmans. Le tudung, voile que portent les femmes musulmanes sur leur tête, n’est pas autorisé pour les élèves des établissements publics; en revanche, il existe des écoles coraniques (“madrasah”), qui suivent le même cursus que les établissements publics et où cela est possible. Toute évolution légale ou règlementaire touchant au domaine religieux public est soigneusement préparé par de longues négociations avec les représentants de toutes les religions de façon à maintenir un équilibre entre elles : cela est par exemple le cas en ce moment au sujet du port du tudung par les infirmières musulmanes dans les hôpitaux.
Au-delà des dispositions légales et réglementaires, des initiatives sont prises par les différentes organisations religieuses pour endiguer les radicalismes et favoriser les relations harmonieuses entre elles. Lorsqu’un adepte d’une religion a une attitude agressive à l’encontre d’une autre, les représentants des deux religions concernées s’entendent pour condamner ce type d’action et apaiser l’atmosphère pour éviter que les choses s’enveniment. Par ailleurs, l’IRO (“Inter-Religious Organisation”), fondé en 1949 à l’initiative d’un érudit musulman, réunit les leaders de la dizaine de religions les plus répandues ici pour organiser des évènements et a même produit une déclaration de l’harmonie inter-religieuse et une prière commune récitée lors de ses réunions.
Mais finalement, c’est par son comportement quotidien que chaque habitant de Singapour, y compris les étrangers comme nous, doit entretenir l’harmonie entre les communautés
Cela peut prendre diverses formes très pratiques. Par exemple, lorsque vous êtes en compagnie de personnes de diverses origines, assurez-vous que la conversation se tient dans une langue que tout le monde comprend. Ou, lorsque vous organisez des repas communs, personnels ou professionnels, renseignez-vous au préalable sur les régimes alimentaires des invités, pour offrir à chacun des plats appropriés. Certaines plaisanteries à propos de traits de certaines communautés, qui pourraient paraitre innocentes en France, doivent être évitées. Pratiquement chaque jour, des responsables politiques ou de la société civile rappellent cette nécessité pour chacun de faire preuve de respect vis-à-vis des autres communautés.
Cela est loin d’être évident, car chacun de nous a été élevé dans une certaine culture, qui commande son comportement de façon parfois inconsciente. C’est sans doute plus difficile pour les citoyens de pays comme la France, qui se sont construits autour d’une langue, d’une culture, et d’une religion commune, et qui attendent des autres qu’ils se coulent dans ce moule.
Cela demande un esprit humble et ouvert, une grande attention à la culture des autres et aux règles qu’ils suivent, et un effort pour les respecter quitte à contrarier parfois certains de ses propres reflexes culturels. Mais c’est aussi l’occasion de découvrir de nouveaux mondes, devenir plus conscient de sa propre culture, voire s’améliorer...