Non loin de Séville, la petite ville de Coria del Rio compte sept cents habitants portant le nom de famille « Japon ». En enquêtant sur les origines de ce patronyme, l’historien Jesus San Bernardino a exhumé un incroyable chapitre du XVIIe siècle. En septembre 1613, tandis que l’évangélisation du Japon bat son plein, la première ambassade de l’histoire nipponne traverse les océans à bord d’un galion monumental, à la rencontre du roi Philippe III d’Espagne et du pape Paul V.
Hasekura Tsunenaga, de samouraï déchu à ambassadeur nippon
Vivre dans un monde qui se globalise, vivre dans un monde globalisé. Qui aurait pu imaginer qu’une étrange curiosité locale cachait en réalité un mystère historique : celui du voyage invraisemblable du samouraï Hasekura Tsunenaga vers l’Occident. Alors qu’il n’avait jamais pris la mer auparavant, ne parlait pas un mot d’espagnol et ne connaissait pas les usages des cours européennes, il arrive en Espagne en octobre 1614 en compagnie d’une petite ambassade. Envoyé par Date Masamuné, seigneur du Tōhoku, Hasekura doit d’une part négocier l’envoi de missionnaires vers le Japon afin d’accélérer le processus d’évangélisation, et d’autre part obtenir la création d’une route commerciale privilégiée entre le pays du soleil couchant et Séville, porte de l’empire colonial ibérique. Toutefois, l’homme a un autre objectif, plus intime. Il veut redorer l’image de sa famille, lui rendre son honneur et sa fierté.
Retour sur l’histoire des premiers chrétiens du Japon
Entre luttes de pouvoir internes et désir de s’ouvrir au monde afin de prospérer, de nombreux seigneurs locaux ouvrent leurs portes aux missionnaires jésuites, à partir de 1549. Ces derniers espèrent convertir le Japon au travers de ses élites. Forts de leur influence grandissante, les religieux de la Compagnie de Jésus n’hésitent plus à subordonner « les transactions commerciales à la conversion des populations ». Revendiquant pas moins de 300 000 conversions au bout de quelques années seulement, « leur présence auprès du peuple éveille la méfiance du pouvoir shogun ».
Près de 50 ans après l’arrivée des premiers jésuites, les franciscains, ardents défenseurs d’une chrétienté « pauvre », commencent à leur faire l’ombre. Un homme en particulier, le moine Luis Sotelo, se démarque par ses ambitions et sa ferveur évangélique, au point de finir emprisonné. Accusé d’avoir fondé une église dans la capitale, le franciscain est condamné à mort. Libéré contre toute attente par Date Masamuné qui rêve de pouvoir renverser le shogun grâce à l’appui des chrétiens, Sotelo accepte bien volontiers de servir ce nouveau maître dont les visées personnelles rencontrent les siennes.
À Bord du San Juan Bautista, vers la Nouvelle-Espagne
Le 15 septembre 1613, Hasekura Tsunenaga et Luis Sotelo sont convoqués par Date Masamuné. Le San Juan Bautista, un galion construit à l’aide du savoir-faire espagnol et hollandais est prêt à se lancer à l’assaut des mers et des océans afin de réaliser la toute première ambassade nippone en Europe. Empruntant la route du galion de Manille, l’équipage composé de Japonais et d’Espagnols s’engage dans un voyage aussi long que périlleux, et le 26 janvier 1614, le San Juan Bautista amarre dans la baie d’Acapulco.
Au cours de ce séjour riche en évènements, l’ambassade japonaise entrevoit la multitude de possibilités commerciales que représente la Nouvelle-Espagne. Mais un obstacle, et pas des moindres, demeure ; pour commercer avec les Européens, mieux vaut être chrétien. Aussi les négociants japonais acceptent sous l’œil curieux d'Hasekura de renoncer aux dieux de leurs ancêtres afin d’être baptisés selon la coutume catholique. Dès lors, les portes du commerce s’ouvrent à eux, Hasekura et Sotelo sont reçus par le vice-roi. Abandonnant une partie de leur escorte à Mexico, le samouraï et le franciscain se rendent avec une trentaine d’hommes à Vera Cruz, où les attend un navire à destination de Séville.
Le baptême, un prétexte nécessaire
Installé à Séville, où lui et Sotelo ont été glorieusement accueilli quelques mois plus tôt, puis à Madrid, il apprécie le charme majestueux des villes espagnoles et se familiarise avec la foi des chrétiens. Considérant les avantages et inconvénients d’un baptême, Hasekura se fait de plus en plus à cette idée. Il est en effet conscient que sa conversion pourrait bien avoir une incidence capitale sur le succès de sa mission. Il sait également qu’un baptême l’obligerait à renier ses valeurs et même son identité. Pourtant, au bout de quelques mois, il se résout à se baptiser, probablement plus par calcul que par conviction religieuse. Pour l’occasion, il écrit à Philippe III, afin de requérir sa présence en signe de bonne foi. Ce dernier accepte bien volontiers et Hasekura « renaît » sous le nom de Felipe Francisco Hasekura.
Bien que le roi espagnol soit conscient des avantages économiques incarnés par la proposition de Date Masamuné, il perçoit rapidement le danger qu’elle représente pour son monopole. Il rédige alors une réponse diplomatique stipulant qu’il n’autoriserait la création d’une « nouvelle ligne maritime avec le Japon, que si le Pape lui-même la confirmait. » Cette victoire en demi-teinte conduit alors le samouraï et Luis Sotelo à se rendre en Italie, afin de rencontrer Paul V.
À la cour de Paul V : entre jeux d’influence et dérobades diplomatiques
Le 22 aout 1615, soit presque deux ans après leur départ du Japon, les deux ambassadeurs quittent Madrid pour l’Italie. A Rome, ils séjournent au couvant de l’Ara Coeli, un monastère franciscain aujourd’hui disparu. Reçus en grande pompe, Hasekura et Sotelo reçoivent les honneurs réservés aux dignitaires de haut rang, et un peintre propose même de faire le portrait du samouraï.
Le 3 novembre 1615, Hasekura est reçu en audience publique par Paul V au Palais du Quirinal. L’évènement est grandiose, le tout Rome en parle, il est l’attraction du moment. Ensemble, le samouraï et le franciscain soumettent leurs demandes au pape, c’est-à-dire, d’une part, développer des liens commerciaux entre la Nouvelle Espagne et le Japon, et d’autre part établir un évêché sous la direction de Luis Sotelo. Cependant, le souverain pontife se défile. Il est au courant des persécutions que subissent les chrétiens au Japon, et surtout, il sait qu'il y a peu de chance pour que les choses s'améliorent suffisamment pour que l'Eglise étende son influence sur cette terre d'Extrême-Orient. Désireux de se débarrasser de ces ambassadeurs devenus encombrants, Paul V cède finalement la charge de second évêque du Japon à Sotelo, tout en prenant soin de préciser que cette nomination « devait être ratifiée par le roi d’Espagne, tout comme l’accord commercial avec Date Masamuné. Il attribue également un certificat de citoyenneté romaine à Hasekura.
Echec à Rome, retour à Madrid
Déçus de leur échange avec Paul V, Hasekura Tsunenaga et Luis Sotelo retournent en Espagne avec de bien maigres espoirs. Accueillis comme des indésirables, Philippe III refuse de les recevoir, et seul le monastère de Loreto leur offre l’hospitalité. Pendant treize mois, les deux hommes intriguent et font leur possible pour ne pas retourner bras ballants vers celui qui les avait envoyés. Au printemps 1616, ils reçoivent une dernière lettre du roi ; cette fois, la réponse est définitive. Il n’y aura pas d’accord commercial, ni même un évêque du Japon. Le temps de rentrer au pays est venu.
Pourtant, six membres de l’expédition font le choix de demeurer en Espagne et d’y faire leur vie. Conséquence, 400 ans plus tard, près de 700 habitants de Coria del Rio portent le nom de « Japon ». Quant à Hasekura, il retourne vers le Japon en compagnie de Sotelo, qu’il laisse toutefois derrière lui, en Nouvelle-Espagne. Retournant vers son seigneur, sept ans après son départ, il retrouve son foyer, mais pas ses dieux semble-t-il. Il disparaît mystérieusement un an plus tard, en chrétien.