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Première américaine d’«Une Autre Idée du Monde » : entretien avec Bernard-Henri Lévy

Bernard-Henri LévyBernard-Henri Lévy
Bernard-Henry Lévy
Écrit par JC Agid
Publié le 13 janvier 2022, mis à jour le 16 janvier 2022

À l’occasion de la première américaine à New York ce dimanche 16 janvier 2022 du film Une Autre Idée du Monde — The Will to See, réalisé par Bernard-Henri Lévy et Marc Roussel, projeté au Walter Reade Theater (Lincoln Center), notre édition vous propose un entretien avec Bernard-Henri Lévy.

 

 

Première américaine d’Une autre idée du monde

À la fin de l’année 2019, Bernard-Henri Lévy rentre du Nigeria avec un reportage d’une force rare. Il décrit les actes meurtriers, odieux et terroristes d’un groupe « plus ou moins liés à Boko Haram », « des islamistes d’un genre nouveau » : les Fulanis. De village en village, ils attaquent, brulent et assassinent les Chrétiens du Nigeria. Bernard-Henri Lévy nous présente une de leurs récentes victimes, Jumai Victor. Cette femme, « une évangéliste », se recueille sur une tombe, celle de son mari et de ses quatre enfants assassinés. Elle survit à cette attaque. Enceinte, les Fulanis ont épargné sa vie, mais certains d’entre eux lui ont tranché, l’un après l’autre, les doigts, puis la main et l’avant-bras.

L’image est saisissante, effroyable même. Je la découvre, assis confortablement dans la salle de cinéma du Core Club à New York lors d’une projection privée du film The Will to See. Le décalage est complet. Une heure trente plus tard, ni moi ni aucun des autres spectateurs, journalistes, diplomates et invités ne seront insensibles à ces voyages insensés en Lybie, au Kurdistan, en Ukraine, à Mogadiscio en Somalie, au Bangladesh, en Afghanistan et sur l’île de Lesbos en Grèce, « capitale européenne de la douleur ».


Dès mars 2020, Bernard-Henri Lévy part loin, ailleurs, à la rencontre de celles et ceux dont on ne parle plus alors que les frontières sont fermées, qu’une grande partie du monde se confine, s’extasie devant la nature revenue dans les rues des villes, applaudit chaque soir un corps infirmier vite oublié depuis, se promet un monde d’empathie et absorbe en état d’hypnose les chiffres quotidiens des contaminés et des morts de la covid-19. Si les gouvernements, avec le soutien des médecins, transforment alors le sens du mot « essentiel » en un catalogue restrictif à la Prévert, l’intellectuel français refuse cette voie sans issue. 

 

Entretien avec Bernard-Henry Lévy


Depuis le début de la pandémie, Bernard-Henri Lévy, vous avez écrit Ce virus qui vous rend fou ; vous avez publié à travers le monde le récit de vos reportages et les avez rassemblés, après une première partie consacrée aux raisons et à la forme de votre engagement depuis 50 ans, dans un autre ouvrage Sur la route des hommes sans nom, et enfin vous réalisez à partir de vos voyages dans ce monde à l’arrêt ce grand documentaire, Une Autre Idée du Monde (The Will to See) dont la Première américaine est programmée ce 16 janvier au Jewish Film Festival de New York. Comment tout ce travail se complète-t-il ?

Vous venez de décrire exactement la genèse du film. J’ai pris la route, je suis sorti d’Europe et j’ai réalisé ce film justement parce que j’étais épouvanté par l’irréalité du monde dans lequel nous étions entré. La lutte contre le COVID nous installait dans un univers parallèle où plus rien d’autre n’existait que notre santé. Et dans cet univers parallèle, je sentais une vague d’égoïsme déferler qui me semblait absolument désastreuse pour le monde et pour nous. Je prenais très au sérieux bien sûr la pandémie, je respectais les règles sanitaires mais mon réflexe immédiat a été de penser qu’il fallait aussi lutter contre cette épidémie d’égoïsme, de cécité. 

 

La rhétorique de cette épidémie était celle d’un combat, d’une guerre. Nous avons même l’impression de voir les autres conflits disparaitre soudainement, en tous cas de notre information. Putin, Erdogan et Xi Jiping semblent devenir un instant de grands démocrates inoffensifs. C’est dans ce contexte que vous partez à la recherche des victimes de conflits lointains, héros de guerres oubliés, enfants de la misère, les sans voix, les damnés de la terre, réfugiés exclus de toute sociétés, « de l’autre », dirait Emmanuel Levinas.

J’ai réalisé ce film pour expliquer à mes contemporains qu’on ne peut pas utiliser les mots à tort et à travers et que le mot guerre est un mot qui hélas désigne une réalité toute autre que la lutte des médecins et des chercheurs contre un virus. Les guerres, il y en a, elles ne sont ni inévitables, ni naturelles. Il est en notre pouvoir de les arrêter ou de les empêcher, et elles sont plus tragiques encore—parce que liées à la folie et à l’imbécilité des hommes—que le déferlement d’un virus. Et puis on ne peut pas construire un monde sur des murs, sur des espaces fermés, sur des exclusions durables et profondes et en tournant le dos aux exigences de fraternité minimale qui font que les humains sont véritablement humains. 

 

Bernard-Henri Lévy

Bernard-Henri Lévy en Afghanistan avec Ahmad Massoud (c) Marc Roussel

 

L’importance, donc, d’être éclairés sur celles et ceux qui sont tapis dans les ombres de la société. 

Le rôle d’un intellectuel est de montrer ce qui est caché, d’inviter à ouvrir les yeux sur des réalités obscures et d’aider les gens à voir ce qu’ils ne veulent pas voir, ou ce que le reste du monde s’emploie à les empêcher de voir. Lorsque des gens sont invisibles, lorsqu’ils sont privés non seulement de leur voix mais aussi de leur nom, de leur existence, parfois de leur mort—puisqu’ils meurent dans l’anonymat et l’indifférencié, c’est le rôle d’un intellectuel d’essayer de les mettre dans la lumière. J’insiste sur ce point car il y a aux États-Unis un mouvement qui, en prétendant lutter contre ce qu’on appelle parfois « l’appropriation culturelle », rend impossible ce geste de relayer la parole de celles et de ceux dont la voix n’est pas audible. Je revendique, moi, ce geste. Quand les gens sont privés de parole, il faut la leur rendre, la leur donner. 

 

J’ai évoqué plus haut cette rencontre, grâce à votre livre et votre film, avec Jumai Victor. Il y a aussi Fawza Youssef, l’écrivain et féministe du Rojava au Kurdistan et les Birangona au Bangladesh, héroïnes de la nation. En fait, les femmes sont particulièrement présentes dans ces reportages.

Parmi ces voix peu entendues, occultées par notre temps, il y a souvent les voix des femmes. Ce film est un hymne aux femmes. Il y a des martyres et des héroïnes. Des victimes et des combattantes. Les unes comme les autres m’ont bouleversé. Les victimes, c’est cette femme torturée par Boko Haram par laquelle s’ouvre le film ; ce sont ces femmes violées au moment de la guerre d’indépendance du Bangladesh que je retrouve après 50 ans. Les héroïnes, ce sont les femmes combattantes du Rojava qui défendent les valeurs du féminisme, les armes à la main.

Et puis il y a ces enfants, ce garçon au « visage d’ange, beaux yeux gris sans regard », écrivez-vous, qui « ramassait les têtes que son père, bourreau à Raqqa, décapitait », ces adolescents emprisonnés au Kurdistan qui sont à la frontière de l’humanité, plus exactement de l’inhumanité.

Ce sont des enfants victimes de la plus terrifiante des injustices, celle qui procède de l’idée d’une culpabilité collective. « Tes parents sont des criminels, donc tu es un criminel. » Je refuse absolument cette logique. Je suis fier d’avoir réussi à tourner ces images de ces fils de criminels qui, pour la plupart d’entre eux, sont bien décidés à faire un pas, et même plusieurs, hors du rang des meurtriers. Je suis heureux si j’ai pu les aider à faire ce saut hors du rang des meurtriers fussent-ils leurs propres parents. Il y a là un combat essentiel contre l’idée d’une culpabilité qui se transmettrait comme une maladie. 

Vous voulez donc aider certains de ces adolescents, ceux qui en expriment le souhait, à rejoindre les rangs de la civilisation. Vous intervenez souvent dans votre film. Il vous arrive même d’haranguer les foules comme c’est le cas en Lybie et en Ukraine. Vous affirmez dans la première partie de Sur la route des hommes sans nom que malgré les apparences, vous n’êtes pas un journaliste car votre « parti pris est inverse ». Vous devenez volontairement acteur de ce que vous décrivez, vous êtes écrivain, auteur et cinéaste documentariste. Vous n’êtes pas non plus, dites-vous, l’envoyé de la France, mais vous parlez en son nom. On vous reproche parfois la forme de votre travail, alors pourquoi ce besoin de se mettre en scène ?

Par honnêteté. Et parce que les scènes que filme un documentariste en général—et moi en particulier—sont des situations que crée pour une grande part la présence même du dit documentariste. C’est une illusion de croire qu’il y a une situation qui attendrait sagement, dans les limbes, qu’on veuille bien la cueillir, la capter et la reproduire. La simple arrivée d’une caméra, d’une équipe de cinéma, modifie la situation et, pour une part, la crée. L’honnêteté est de le dire. Les situations que je filme sont à l’exact confluence de l’objectivité et de la subjectivité.

 

Bernard-Henry Lévy

Bernard-Henri Lévy au Kurdistan (c) Gilles Hertzog

 

Au point de devenir parfois l’histoire elle-même et de faire face au danger, d’être la cible des balles des kalachnikovs comme c’est le cas sur une route de Lybie, entre Misrata et Tripoli.

Je ne filme pas ce jour-là une embuscade en général mais une embuscade qui m’est tendue. Je filme des assassins qui me visent, je filme des bandes de fous furieux djihadistes qui sont là, à cet endroit, parce que j’y suis. 

Parce que vous êtes Juif !

Parce que je suis celui que je suis, c’est à dire français, écrivain et juif. 
Quand ils crient, « Dehors chien de Juif », c’est à moi qu’ils s’adressent et c’est par mon nom qu’ils m’appellent. L’honnêteté est de rapporter cette scène, en assumant ma part de subjectivité et l’intrusion de celle-ci dans le réel. 

 

Au détour d’un de vos voyages, vous vous retrouvez dans un Paris bruissant de manifestations violentes, des Gilets Jaunes mêlés aux anti-vaccins. Peut-on comprendre à ce moment-là, après avoir été témoin de la plus profonde misère humaine, que dans un pays protégé par la médecine, par l’économie et par la démocratie on ait envie de manifester publiquement son incompréhension et sa colère ?

Je fais du grand reportage, du reportage de guerre en particulier, depuis 50 ans, et depuis 50 ans, j’ai toujours eu du mal à m’adapter quand je rentre en France ou aux États-Unis. Mais quand j’arrive dans la France des Gilets Jaunes ou des manifestations anti-vaccins, quand j’entends hurler contre la « dictature sanitaire », quand j’entends dire que la France serait en train de vivre dans un état fasciste alors que je rentre justement d’un endroit où la dictature fait des vrais ravages et où le fascisme est vraiment en action, j’ai du mal à accepter cela.

Évidemment, je pense ici aux trois personnages picaresques que vous citez dans un texte poétique en 4ème de couverture de Sur la route des hommes sans nom. Le premier est le Don Quichotte de Cervantès ; le second signe l’un des plus beaux récits du 20ème siècle, La Promesse de l’Aube, l’écrivain, cinéaste aussi, et auteur de reportages remarqués pour Life Magazine, Romain Gary ; et le troisième est un officier anglais, un idéaliste, célèbre pour ses mémoires Les Sept Piliers de la Sagesse, T.E. Lawrence, dont vous parlez d’ailleurs beaucoup. Don Quichotte, Romain Gary et Lawrence d’Arabie, qu’ont-ils en commun ?

Le goût des causes perdues. Il est encore plus important de lutter pour des causes perdues que pour des causes victorieuses. Une cause perdue qui, en plus, serait oubliée, qui en plus serait effacée de la mémoire des hommes, c’est une double perte et une perte sans recours. Il y a une grande vertu chez eux, personnage de fiction ou personnages réels :  ils savent la noblesse de la défense des causes perdues.

Vos reportages, votre film s’inscrivent dans une histoire qui se poursuit et est particulièrement d’actualité. C’est le cas en Afghanistan.

En Afghanistan, j’ai vu deux choses. Contrairement à ce que répètent inlassablement les défaitistes d’Amérique et d’Europe, l’Occident avait réussi en Afghanistan. Avec 20 fois moins de soldats qu’au Japon, 50 fois moins qu’en Corée, 15 fois moins que dans certains pays européens, les occidentaux avaient réussi à susciter la naissance d’une société civile et à aider les femmes afghanes à vivre dignement et librement. Mais notre film montre aussi la catastrophe inévitable dès lors que les occidentaux, en particulier les Américains, mettent à exécution leur menace de partir. À l’époque du tournage, l’irréductible optimiste qui est en moi ne voulait pas y croire. Je pensais qu’il y avait encore une chance d’empêcher cette folie que sera le départ des troupes américaines. Cet optimisme-là montrait aussi quel enchaînement de catastrophes s’en suivrait. L’Afghanistan est une des rares fois dans ma vie où j’ai vraiment été très triste d’avoir raison.

Et puis l’Ukraine, je pense ici à cette phrase de Saint Exupéry que vous citez, « la guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie. Comme le typhus », l’Ukraine où vous vous filmez dans les mêmes tranchées où se joue aujourd’hui un destin potentiellement tragique. 

On voit dans le film l’endroit exact où les tanks de Poutine s’apprêtent, à l’instant où nous parlons, à attaquer. J’aimerais que ces images soient vues par toutes celles et par tous ceux aux États-Unis qui ont le pouvoir d’empêcher ce grand crime que serait là l’attaque de Poutine contre l’Ukraine.

 

Jumai Victor

Jumai Victor

 

La question que je me pose, spectateur et récepteur de ce que vous venez de partager, est de savoir ce que nous pouvons faire, nous les individus, nous les nations, maintenant que nous savons ?

Renverser l’opinion, retrouver le sens de la fraternité, rompre avec ce double piège qui est l’isolationnisme chez les républicains et l’idéologie de l’identité et de la fermeture aux autres à l’aile gauche des démocrates. Il y a là une tenaille : l’isolationnisme de la droite et l’identitarisme de la gauche dont résultat est le même : c’est un Occident qui se ferme, qui se mure et qui laisse mourir le reste de l’humanité. 

Comment y parvenir ? 

Chacun à notre place, dans nos lieux de travail, dans nos lieux de parole possible, nous avons le pouvoir de faire échec à cette vague de fond qui balaye nos sociétés et qui, si elle devait l’emporter, signerait leur déclin définitif.

Au-delà de la volonté de voir, celle donc d’en discuter. L’essentiel finalement, si tant est que l’on puisse définir ce qui est l’essentiel dans nos vies, c’est l’autre ?

Et c’est le voir. La plus grande maladie des humains, c’est la cécité, c’est la volonté de ne pas voir. J’ai la volonté de voir, notamment ce qu’on essaye de m’empêcher de voir, et je voudrais transmettre cette volonté de voir à mes contemporains.  

Jumai Victor, cette jeune Nigérienne de confession chrétienne, « très belle, mais elle a une façon de se tenir, un peu de biais, qui fait qu’on ne s’en avise pas tout de suite » écrit Bernard-Henri Lévy dans son livre, ne verra pas ce film. 
Jumai ne témoignera jamais devant une cour de justice internationale contre les meurtriers de son mari et de ses enfants, ni devant une commission des Nations Unies ou lors d’une soirée des Vital Voices à Washington D.C. 
Quelques mois après le tournage, au moment même où se termine le montage d’Une Autre Idée du Monde, nous apprend Bernard-Henri Lévy, les Fulanis la torturent à nouveau et, cette fois-ci, l’assassinent. Je pense ne jamais oublier son nom, ni son visage et sa calme tristesse visible à l’écran, sa résiliation aussi penchée sur la tombe des siens. 

Jumai Victor ne sera jamais plus anonyme. 
 

The Will to See, réalisé par Bernard-Henri Lévy et Marc Roussel

92 minutes en français et en anglais, sous-titré en anglais.
Dimanche 16 janvier 2022, au Walter Reade Theater à 16h00. 
La projection sera suivie d’un Q&A avec le réalisateur
Billet en vente en ligne ici

 

Bernard-Henri Lévy

 

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