A l’heure où l’épidémie du Covid questionne de plus en plus le rôle du bureau, entretien avec Philippe Sourdois, expatrié en Italie depuis 30 ans et directeur de la filiale Tétris dans la Péninsule. Le spécialiste de l’aménagement de bureau revient sur l’évolution des espaces de travail et la dynamique du bureau de demain.
Expatrié de longue date en Italie, vous y avez ouvert la filiale de Tétris en 2011, soit moins de 10 ans après la naissance de la société en France. Quel parcours vous y a conduit ?
Philippe Sourdois : Après plus de 30 ans en Italie (une femme italienne et un enfant franco-italien), ce n’est plus vraiment de l’expatriation, je me sens davantage émigré qu’expatrié !
J’avais à l’époque quitté la France pour ouvrir la filiale italienne d’une société américaine, leader mondiale de produits de mobiliers de bureau, et dont le siège européen se situe dans l’Hexagone. J’ai ensuite ouvert ma propre société, toujours en Italie, qui s’occupe de mobilier de bureau. Et finalement, il y a 10 ans, suite à une rencontre avec JLL (spécialisé dans le conseil en immobilier d’entreprise) qui souhaitait à l’époque développer la société Tétris en Italie, j’ai ouvert la filiale ici. Tétris a été fondée en 2003 en France, nous sommes présents sur le marché italien depuis 2011, et dans 15 pays au total aujourd’hui.
Nous faisons du « fit-out », c’est-à-dire de la conception, de la restructuration et de l’aménagement intérieur. Nous avons commencé par des bureaux, notre activité phare, avant de nous développer. Nous réalisons aussi des écoles, plusieurs à Milan notamment, et sommes également devenus de vrais spécialistes dans le réaménagement d’hôtels haut-de-gamme. Nous faisons également du retail, mais cela reste une activité mineure.
Le bien-être de l’individu au travail est devenu un thème central. Comment ont évolué les espaces de travail pour répondre à cette exigence de qualité de vie au bureau ?
On assiste à une évolution très importante, celle de « l’après Open space ». On a en effet passé des années à prêcher les vertus des espaces ouverts, occupés entièrement par des bureaux et salles de réunions. Depuis près de 5 ans, le phénomène change progressivement, notamment avec l’arrivée des Millenials sur le marché du travail et de leur aspiration au bien-être.
Les grandes tendances que l’on constate sont toutes liées à la qualité de vie, au wellness comme on dit communément. Le bien-être au travail passe aussi par le développement durable. Et cette exigence impacte l’ensemble de la conception du bureau. Dans notre secteur, nous avons une centaine de critères « well building », auxquels répondre lors de réalisation d’espaces de travail. Cela va de l’eau à l’air, de la lumière à la température, de l’acoustique aux matériaux, mais aussi l’intégration à la communauté.
Concrètement, cela se traduit par beaucoup de biophilie. En clair, on injecte du vert au maximum dans les bureaux : pour remplacer des éléments d’architecture, comme séparateur de bureaux par exemple, ou encore sur les murs pour favoriser tant la qualité de l’acoustique que de l’air. La biophilie, passe aussi par l’utilisation des espaces extérieurs quand ils existent. Les terrasses deviennent ainsi un vrai espace de travail.
Lorsqu’il y a des pertes de productivité, c’est souvent dû à l’absence de sociabilité
Ces exigences sont mixées autour d’une nouvelle répartition que l’on appelle des espaces pivots. Il s’agit d’espaces dédiés à la communication, aussi bien formelle qu’informelle. L’objectif est de favoriser la communication spontanée et ainsi participer à une majeure dimension sociale du bureau.
Alors que le tout en ligne est favorisé, c’est ce type de communication qui nous manque aujourd’hui. On commence déjà à constater que lorsqu’il y a des pertes de productivité, c’est souvent dû à l’absence de sociabilité.
Notons que si les gens sont effectivement satisfaits de travailler à la maison – c’est le cas de 70% des personnes en télétravail selon une récente étude -, ce qui leur manque reste la dimension de la rencontre. Aussi, les espaces de sociabilisation au travail, qui avaient cette importance déjà depuis quelques années, sont devenus aujourd’hui une nécessité absolue.
Concrètement, comment se traduisent ces nouveaux espaces de sociabilisation au bureau, et qui ont donc vocation à se développer plus encore ?
Outre la biophilie et le développement durable, qui restent une règle fondamentale, on aménage ces espaces pivots de manière à favoriser tous les types de communication. On aura par exemple des tables réglables en hauteur permettant une réunion en position assise, debout, ou encore confortablement installé dans un fauteuil avec des éléments supports. On intègre des éléments modulables, sur roues, légers et facilement déplaçables, pour permettre aux utilisateurs de s’adapter à l’organisation de grandes ou de petites réunions au moment du besoin. Cela permet de satisfaire un travail concentré de deux personnes pendant deux heures jusqu’à une formation de 20 personnes pendant tout un après-midi.
Quels projets avez-vous réalisés à Milan, pour illustrer cette évolution des mœurs et des espaces ?
Nous avons par exemple refait le siège d’Engie. Il s’agit d’une très grande entreprise, dont les espaces sont certes occupés par les open space, mais conçus de telle manière à assurer un poste de travail pour une place de réunion, entendue au sens large. Résultat, on trouve deux canapés dans un coin pour une conversation privée, la salle de break a une estrade modulable permettant un autre type de communication avec une trentaine de personnes, pour accueillir un débat par exemple. Chaque salle de réunion, qu’elle soit de quatre personnes ou bien plus, est très caractérisée l’une par rapport à l’autre, sans uniformité.
Pour la société Health and Happiness, on a également appliqué la solution d’open space très articulés avec des espaces de communication distribués. Une grande attention à l’éclairage, à l’acoustique et le maximum de communication entre les différentes équipes, étaient au cœur du projet également. Ce projet nous a valu de remporter un prix international de design.
Citons aussi les espaces réalisés pour Spaces (co-working). On trouve de tout : le bureau, le fauteuil avec les plantes autour, la table appropriée pour chaque type de réunion, un espace break cafétéria qui est aussi un vrai espace de travail.
Pour les bureaux de The Fork, l’élément principal est une cuisine. Un endroit où on peut travailler, se faire mijoter un petit plat, inviter des cuisiniers pour des démonstrations. L’espace jouit en outre d’une magnifique terrasse.
L’épidémie du Covid questionne de plus en plus le rôle du bureau. Quel futur envisager pour les espaces de travail ?
Des tendances commencent d’ores-et-déjà à se dessiner. Une chose semble certaine : il n’y aura pas un complet retour en arrière. Le télétravail est une composante que toutes les entreprises sont en train d’intégrer. Reste encore à chiffrer dans quelle mesure le développer.
De ce fait, il y aura nécessairement un impact sur l’utilisation de l’espace, mais cela ne signifie pas pour autant que les bureaux vont se libérer dans la même proportion. Nous notons en effet que les espaces de travail s’orientent de plus en plus vers des espaces qui ressemblent à des clubs, afin de créer des bureaux adaptés à la socialisation et la rencontre. Il s’agit là d’un élément manquant dans le télétravail. Les grands open space seront donc certes sûrement réduits, mais une partie sera dédiée à la socialisation, pour offrir toujours plus à l’employé. Il faut que l’on ait de vraies bonnes raisons pour revenir au bureau. Et l’une d’elle est de rencontrer les autres, dans un espace d’extrêmement bonne qualité. Cela afin d’assurer la qualité de vie, le bien-être, mais aussi des conditions sanitaires optimales.
Une autre tendance est en train de se dessiner, notamment pour satisfaire les personnes qui rencontrent des difficultés à travailler qualitativement de chez elles, au motif qu’elles ne bénéficient pas d’un espace adapté. Nous n’aurons plus seulement le siège central d’une société - qui tend donc plus vers le club -, mais aussi des points d’appuis périphériques. Et il existe mille solutions pour cela, comme ces hôtels qui déjà, reconvertissent leurs chambres vides en espaces de travail parfaitement équipés, avec en plus des services supports.
La situation actuelle engendre un défi sanitaire, mais aussi technique. Comment cela se traduit-il dans le réaménagement nécessaire des espaces de travail ? En somme, quel sera le bureau de demain ?
Le bureau du futur, c’est aussi celui qui intègrera de plus en plus de technologie. A l’image par exemple du nouveau bureau JLL réalisé par Tétris à Manchester, qui vient juste d’ouvrir.
En matière de développement durable, la majeure partie des éléments d’aménagement sont recyclés. Nous n’avons pas acheté de nouvelles chaises, mais reconditionnés les fauteuils de bureau. Les plans de travail sont fabriqués avec des pots de yaourt, le revêtement de plafond et de sol est fait avec du PET recyclé (plastique), du carton est utilisé pour l’acoustique. Mais on a aussi installé 80 capteurs dans un espace de 1.400 m2. Ils analysent la lumière pour optimiser la consommation d’électricité, la température, la qualité de l’air aussi. Nous sommes allés plus loin encore, afin d’étudier la présence des individus dans les pièces. Cela permet d’abord de dire lorsqu’une place est occupée et donc qu’il est impossible de la réserver. Lorsque la personne s’en va, le système informe que la place a été utilisée et qu’il faut la nettoyer avant de pouvoir l’utiliser à nouveau. Les systèmes permettent aussi de mesurer la distanciation par exemple, d’indiquer le nombre de personnes qui peuvent entrer dans une même salle de réunion.
Le bureau du futur, c’est donc celui qui répond aux exigences du développement durable, qui intègre la biophilie et les espaces pivots, mais aussi une technologie de pointe, déjà disponible sur le marché.