Période faste de la société, des arts et de la culture espagnoles, la Movida représente un mouvement capital dans l'histoire de l'Espagne qui, initié à Madrid, a forgé son identité culturelle, à la mort du général Franco, en 1975.
"C'était un moment magique, d'une spontanéité jubilatoire, on ne s'en rendait pas tout à fait compte. Rien ne se faisait de façon prémédité, tout était nouveau, frais, tout était magnifique." De toute sa verve, Rossy de Palma racontait, il y a peu, sa Movida sur les antennes de Radio France. L'actrice fétiche des seconds rôles de Pedro Almodóvar – dès La Loi du désir (1987) puis avec Femmes au bord de la crise de nerf (1988) –, que le réalisateur rencontre lors d'un concert du groupe Peor Impossible dans lequel de Palma chante et danse, est l'une des protagonistes incontournables de cette époque d'une créativité culturelle stupéfiante, où exubérances esthétiques colorées, ouverture d'esprit et sens collectif de la fête deviennent les leitmotivs de la jeunesse madrilène branchée.
A Madrid d'abord, puis dans le reste de l'Espagne
Une libération conduite par une culture souterraine, fière et heureuse de pouvoir désormais s'exprimer au grand jour, se partager en public sans l'aval du gouvernement, de s'échanger, aussi, comme valeur commerciale, et d'en faire vivre ses acteurs. A Madrid, mais aussi à Barcelone ou à Grenade, de 1976 à la fin des années 80, les couleurs vives de la Movida coïncident avec le retour de l'Espagne à la démocratie, après plusieurs décennies de dictature franquiste. Elan créatif et modernité métamorphosent (presque) toutes les disciplines artistiques : musique, cinéma, art, littérature, photographie, mode, design, bande-dessinée ; tandis que les fanzines gratuits et les radios libres se multiplient.
Les mêmes espoirs politiques, économiques, sociaux et culturels modèlent alors une Espagne où tout devient possible, alors qu'hier, tout était interdit.
La Movida, terme inventé par les médias
Autodidactes pour la plupart, apolitiques, les jeunes créateurs de la "Movida" – terme inventé par les médias auquel ces derniers préfèrent le "todo vale" originel (tout est important) – se rencontrent dans les cafés, le marché aux puces (El Rastro) et les salles de concert du quartier de Lavapiés puis de Malasaña, dans les vernissages des expositions, les nombreuses soirées et fêtes privées, ou encore dans les discothèques qui viennent d'ouvrir et façonnent la vie nocturne madrilène. Le mythique Rock-Ola, à Prosperidad, devient le temple musical de la Movida.
La Movida, la nouvelle vague espagnole
Même si le contexte est tout autre, cette nouvelle vague espagnole, cette "nueva ola" à l'éclectisme presque vertigineux, rappelle la jeunesse parisienne frappant à la porte de la modernité de la fin des années 60, les festives années 80 du Palace, toujours à Paris, ou le Swinging London britannique des sixties. Les mêmes espoirs politiques, économiques, sociaux et culturels modèlent alors une Espagne où tout devient possible, alors qu'hier, tout était interdit.
Mecano, Alaska ou Nacha Pop
Du plaidoyer pour la tolérance de l'homosexualité du groupe new wave Mecano à l'esthétique kitsch et débridée affichée dans la rue, du punk aux accents synthpop d'Alaska y los Pegamoides au succès emblématique de la balade pop rock La Chica de ayer (1980) de Nacha Pop, Madrid vit en plein bouillonnement. Alors que la peine de mort est abolie en avril 1978 et qu'en décembre de la même année, le pays instaure par référendum une monarchie constitutionnelle, tout participe à une certaine urgence, celle de vouloir rattraper le temps perdu. Le Pop Art anglais et américain, celui de David Hockney ou d'Andy Warhol, comme le surréalisme, sont sur toutes les lèvres.
La couturière barcelonaise Ágatha Ruiz de la Prada, créatrice de vêtements pop, colorés et déstructurés, roule dans Madrid à bord de sa 4L break rose bonbon, tandis que les photographies en noir et blanc d'Alberto Garcia-Alix rendent hommage aux marginaux et à l'underground, et qu'Ouka Leele, autre figure féminine majeure du mouvement, affuble les coiffures de ses voisins de poulpes ou de tranches de citron, pour sa célèbre série de photos Peluqueria (1979). Dans des ateliers façon factory warholienne, tous se rencontrent. Pedro Almodóvar, qui réalise alors ses premières fictions, notamment Le Labyrinthe des passions (1982), fait partie des nombreux fidèles de ce nouvel eldorado culturel où la création et la fête se rencontrent quotidiennement.
Au Circulo de Bellas Artes de Madrid, au début des années 80, le romancier et poète Gregorio Morales Villena fonde la Tertulia de creadores, où se succèdent lectures, débats, expositions, happenings et autres événements qui constitueront l'avant-garde littéraire madrilène de la Movida, après une mémorable "tertulia", en 1984, intitulée "Littérature et postmodernité". Les médias, eux-aussi, jouent leur rôle. "La Edad de oro" (L'Âge d'or), diffusée par La 2 entre 1983 et 1985, relaie le versant musical du mouvement en invitant le meilleur de la nouvelle scène espagnole mais aussi des musiciens prestigieux, le guitariste et chanteur Tom Verlaine de Television en tête, à se produire live, tout en diffusant en direct les concerts de Nick Cave ou des Smiths. Très vite, l'émission devient culte. En cette même période, dans El País et aux heures de grande audience radio et télévisuelle, la Movida fait le tour du monde.
Changements politique, sociétal et économique
Outre la fin du régime franquiste, deux autres évolutions capitales en Espagne composent le terreau qui a favorisé la naissance de la Movida. La première est démographique. Madrid, véritable mosaïque culturelle constituée par le retour des exilés politiques post Guerre civile (1936-1939) et, dès les années 60, par l'émigration économique venue d'Andalousie et des provinces castillanes vers une capitale en plein essor industriel, voit sa population passée de 1,8 million en 1950 à 4,8 millions en 1980. La nature de ce tissu humain singulier permet lui aussi, en l'irriguant, à la contre-culture de la Movida d'écrire ses pages de gloire. La seconde, sociétale, concerne de petites révolutions prêtes à rentrer dans les mœurs : libéralisation du féminisme, légalisation des contraceptifs en 1978 et de l'avortement en 1985.
Période faste de la société, des arts et de la culture espagnoles, la Movida, aimantée par Madrid, a su faire de la fête le ciment de sa créativité sans limites. "Madrid ne dort jamais" (Madrid nunca duerme), l'un des slogans phares de l'époque, est d'ailleurs entré dans le langage et l'imaginaire collectif hispaniques.