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50 ans après la mort de Franco, l'Espagne peine à établir un consensus sur sa mémoire

Un demi-siècle après la disparition de Franco, l’Espagne reste divisée sur la mémoire de sa dictature. Silence, fosses communes, tensions politiques et nostalgies inquiétantes : le passé franquiste continue de hanter le débat public.

Francisco FrancoFrancisco Franco
@CC0, via Wikimedia Commons / Francisco Franco
Écrit par Antoan Montignier Peiró
Publié le 21 novembre 2025, mis à jour le 24 novembre 2025

Francisco Franco, « généralissime de l’État espagnol par la grâce de Dieu », s’éteint à Madrid le 20 novembre 1975, il y a tout juste cinquante ans. Sa mort ouvre une transition politique majeure : Juan Carlos Ier de Bourbon est confirmé comme chef de l’État, rétablissant la monarchie exilée depuis 1931, tandis qu’une Constitution démocratique est adoptée en 1978, consacrant le pluralisme politique.

S'opère alors un véritable « hara-kiri » institutionnel, mené dans un calme relatif : une partie de l’élite post-franquiste choisit de muer vers un nouveau système, plutôt que de tenter de préserver le modèle autocratique imposé par Franco depuis la fin de la guerre civile, en 1939.

Ainsi, la transition démocratique espagnole est souvent citée comme un modèle de référence, puisqu'elle démontre qu'il est possible de passer d'un système dictatorial à la démocratie en très peu de temps et sans violence politique disruptive. Cette métamorphose espagnole fut reconnue et saluée par d’autres pays voisins, dont la France. Peu de temps après, l'Espagne devient membre de la Communauté Économique Européenne en 1985, ce qui ancre la robustesse du nouveau régime à travers la reconnaissance de sa légitimité démocratique par autrui.

Or, un demi-siècle plus tard, avec l'essor de trois nouvelles générations de citoyens, la place accordée au dictateur dans l'histoire du pays est toujours sujette à débat. Le consensus national de la figure de Franco suscite davantage d'incertitudes que la légitimité monarchique, dont le sort éveille peu de sentiments divergents. En effet, le Centre d'Études Sociologiques (CIS), l'institution nationale qui se charge des enquêtes d'opinion auprès de la citoyenneté, ne s'occupe plus de la préférence de la Monarchie contre une République depuis 2015. À l'époque, José Félix Tezanos, son directeur, dira que son institution "n'est pas là pour se questionner sur des problèmes qui n'intéressent pas les Espagnols."

 

Exemplaire de la Constitution espagnole de 1978 au Congrès.
@miguelazo84, CC BY-SA 3.0. / Exemplaire de la Constitution espagnole de 1978 au Congrès.

 

La mémoire du dictateur ravive les tensions au sein de la classe politique

En revanche, le franquisme suscite beaucoup plus d'émotions, non pas en raison de ses caractéristiques, mais plutôt par son manque d'ancrage dans l'imaginaire collectif du pays.

Malgré l’existence de lois mémorielles adoptées en 2007 et en 2022 sous l’impulsion de gouvernements socialistes, ce cadre légal est régulièrement contesté par la droite traditionnelle, comme le Parti Populaire (PP), mais aussi par VOX, le parti d’extrême droite espagnol, allié au Rassemblement National et au Fidesz au Parlement européen. 

Ces partis reprochent au gouvernement de chercher moins à apaiser la douleur des familles de victimes qu’à diviser l’opinion publique, comme si jusqu'à présent, il y aurait eu une absence totale de ce besoin, une sorte de déni historique fortuit qui fait plus de bien que de mal. 

 

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L’amnistie de 1977 : le silence qui divise l’Espagne

Durant la transition espagnole, la loi d’amnistie de 1977 pardonna les délits politiques commis contre le franquisme tout en protégeant les agents de l’État responsables d’assassinats, de tortures et de répressions extrajudiciaires. Couvrant la période de 1936 à 1976, guerre civile incluse, cette amnistie fut justifiée par un contexte politique fragile, où la réconciliation nationale semblait primer sur le devoir de mémoire. C’est cette loi qui est à l’origine d’un demi-siècle de silence aujourd’hui largement remis en cause.

S’ouvre ici une parenthèse à forte portée politique : les six Communautés autonomes qui ont décidé de ne pas appliquer la loi de 2022 sont toutes gouvernées par le PP, avec ou sans l’appui de VOX. Logiquement, le gouvernement central a protesté et a saisi le Tribunal constitutionnel en avril 2024, qui devra trancher le débat. Il ne faut pas oublier que l’Espagne est un pays semi-fédéral qui accorde une large autonomie à ses régions, laissant au gouvernement central l’élaboration du budget, la conduite des grandes orientations politiques et les compétences régaliennes — justice, fiscalité, défense. Même si les questions de mémoire historique relèvent de l’intérêt national, les acteurs politiques régionaux interviennent dans ce domaine, car le degré d’autonomie garanti par la Constitution leur permet d’exercer un véritable pouvoir d’opposition.

 

Un pays construit sur 6.000 fosses

Ensuite, il faut reconnaître que le sujet est depuis toujours épineux. Jusqu’en 2022, l’État n’autorisait pas l’ouverture des fosses communes, empêchant ainsi la recherche d’innombrables disparus de la guerre civile et de la dictature. Et c’est là l’un des points qui divisent profondément le pays : selon les dernières estimations du gouvernement, il existerait près de 6.000 fosses communes abritant quelque 140.000 personnes. Il est pratiquement impossible d’habiter en Espagne à plus de 50 kilomètres d’une fosse commune. Sans l'exercice de ce devoir de mémoire, les familles des victimes n'ont pu se nourrir que de soupçons et de ressentiments de haine envers leurs fossoyeurs. 

L’action symbolique la plus spectaculaire accomplie à ce jour fut sans doute l’exhumation, en mars 2022, de la dépouille du dictateur. Retirée du mausolée de la « Vallée des Morts », elle fut transportée en hélicoptère vers le cimetière de Mingorrubio-El Pardo, à Madrid, une tombe familiale plus discrète, sans honneurs officiels. Cette décision constitue une étape clé dans la consolidation démocratique de l’Espagne et dans la reconnaissance des victimes. Mais elle a été mal accueillie par certains secteurs conservateurs de la société, qui persistent à considérer qu’il n’y avait aucun problème à maintenir une exaltation quasi religieuse du corps de Franco dans un monument national, et qu'il y a, en bref, bien plus de priorités pour les citoyens, que de savoir où reposent les restes du général.

 

Quand une partie de la jeunesse espagnole regarde la dictature avec nostalgie

Le CIS révèle que 20 % des Espagnols âgés de 18 à 24 ans considèrent que la dictature fut « bonne, voire très bonne ». C’est une génération qui n’a jamais connu la répression vécue par ses aïeuls, mais qui affronte d’autres problèmes : l’appauvrissement des classes populaires, le manque d’opportunités professionnelles, et une précarité qui nourrit une forme de passivité croissante envers la politique. Les affaires de corruption, persistantes et présentes dans l’ensemble du spectre politique, accentuent encore la méfiance des citoyens envers le système. À cela s’ajoute l’impact des réseaux sociaux, où prolifèrent des discours clivants conçus pour susciter des réactions fortes et se diffuser massivement. Les partis les plus extrémistes y trouvent un terrain particulièrement favorable.

C’est peut-être là le cœur du problème : un système politique qui peine à apporter des réponses concrètes aux défis quotidiens — précarité, chômage des jeunes, crise du logement, désillusion démocratique — laisse le champ libre aux discours radicaux et à la nostalgie d’un passé idéalisé, cette fameuse rhétorique du « c’était mieux avant ». Pourtant, l’ironie de l’histoire est cruelle : tandis que certains jeunes, en quête de repères, se tournent vers les mirages d’un régime autoritaire, les familles des victimes du franquisme, elles, continuent d’exhumer les fantômes de cette époque. Aujourd’hui encore, des milliers de proches recherchent leurs parents, grands-parents ou oncles dans les fosses communes, dispersées partout dans le pays.

 

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