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Le football, nouvel outil de soft power des monarchies du Golfe

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Micha Brandli - Unsplash
Écrit par Margaux Audinet
Publié le 24 janvier 2022

Pour peser dans les relations internationales, les monarchies du Golfe ont un outil puissant : le soft power. Des pays comme le Qatar ont fait du football la pierre angulaire de cette ‘puissance douce’.

 

Bien que les États expriment toujours leur puissance de façon “dure”, à travers l’armée par exemple, ils peuvent aussi influencer les relations internationales de façon indirecte. Le soft power est une manière insidieuse de peser dans le jeu diplomatique international par le biais de la culture, de la langue et des médias. Sans user ni de contrainte ni de force, certains pays tentent, par la séduction et l’attraction, de se (re)bâtir une image aux yeux des autres puissances mondiales.

 

"Fondamentalement, le soft power est d’invention américaine" rappelle Bertrand Badie, Professeur à Sciences Po Paris et auteur de nombreux ouvrages de référence, (Les puissances mondialisées, repenser la sécurité internationale). Depuis 1950, le monde s’est américanisé, avec l’omniprésence du Coca-Cola, des jeans Levi’s ou encore du chewing-gum, qui sont autant d’exemples de la capacité d’influence des États-Unis à travers le soft power. En distillant leur culture, les États-Unis ont installé leur puissance en douceur ; "C’est le côté messianique de la politique américaine, cette espèce d’évangélisation du monde", estime le spécialiste. Une stratégie subtile et efficace, reprise par de nombreux pays, et pour cause : "Diffuser son soft power c’est exactement comme jouer au loto : ça rapporte gros et ça ne coûte pas cher." 

 

Depuis le début des années 2000, certains pays du Golfe comme le Qatar misent sur le football, sport mondialement pratiqué et fédérateur, pour peser sur la table des négociations. L’autre enjeu de taille pour ces monarchies est, bien sûr, de détourner les regards de leur mauvaise réputation à l’international.

 

Au-delà de faire « indirectement pression sur les États », le Qatar espère faire d’une pierre deux coups, en distrayant les autres puissances mondiales pour étouffer les critiques. Ces pétromonarchies sont effectivement accusées de participer au terrorisme, et mènent une politique discriminante sans aucune considération pour les droits humains. Malgré cela, elles sont devenues omniprésentes sur la scène internationale, notamment grâce à un soft power savamment maîtrisé. Ils misent d’ailleurs de plus en plus sur la puissance médiatique, en implantant par exemple des médias comme AJ+ France, une filiale de la chaîne qatarie Al Jazeera, se parant d’une ligne éditoriale d’apparence progressiste. Le journal Marianne écrivait en 2018 : "impossible donc, en voyant passer ses contenus, de déceler que AJ+ appartient à un émirat autoritaire et ultra-conservateur.

 

“Conquérir les opinions publiques pour faire indirectement pression sur les États”

Notre quotidien est inconsciemment conditionné par les stratégies de la “puissance douce” : à travers le cinéma, la mode, la nourriture ou encore le sport. Le soft power américain nous pousse à regarder Rocky, à manger au McDonald’s ou à préférer dire un “call” plutôt qu’une réunion téléphonique. Les États-Unis ont commencé à user de ces procédés dès l’aube de la Guerre Froide, avec deux objectifs. "Le soft power est une façon de s’affirmer sur la scène internationale. La première de ces façons vise l'émancipation, c’est-à-dire le droit à l’existence sur la scène internationale. Il s'agit alors d'une puissance molle : on ne domine ou gêne personne en s’affichant. L’échelon 2, c’est se donner un pouvoir de blocage. Même si le pays ne peut pas faire le monde à son image, il peut bloquer ce que font les autres" détaille le professeur à Sciences Po Paris. Comme le soft power est facile d’utilisation et peu risqué, les monarchies du Golfe, à l’instar du Qatar et de l’Arabie Saoudite, se sont saisies de cette stratégie diplomatique efficace. Le soft power de ces pays prend plusieurs formes pour répondre à des objectifs différents : ils exercent une influence "active dans les pays convertibles souvent par le biais de l’instrument religieux - c’est le soft power vraiment militant. Puis, il existe « un soft power plus ambigu en direction des pays occidentaux" détaille Bertrand Badie.

 

Il existe un soft power plus ambigu en direction des pays occidentaux

Le Qatar n’est pas le seul à être sous le feu des critiques. Ces dernières années, l’Arabie Saoudite s’est attirée les foudres de la communauté internationale à plusieurs reprises. En 2018 se produisait l’affaire Khashoggi : un journaliste saoudien dissident écrivant des articles critiques sur le régime de son pays d’origine assassiné par un commando saoudien au consulat en Turquie. En parallèle, le pays a été unanimement critiqué par son implication dans la guerre civile yéménite. La coalition menée par l’Arabie Saoudite a été accusée d’aggraver la situation pour les civils, et d’être en partie responsable de la crise alimentaire gravissime que traverse le Yémen. Là encore, le soft power s’avère un moyen subtil, efficace, et peu risqué d’étouffer ce qui dérange.

 

Malgré tout, la façon dont les monarchies investissent dans le football illustre comment les relations entre les pays évoluent : les analystes considèrent souvent la France comme flattée par la présence qatarie dans le football français, alors qu’il y a quelques années, c’est bien elle qui tentait d’influencer les États du Golfe. Résultat, ils apparaissent dans les négociations et disposent d’une influence qui aurait été inespérée il y a quelques années. Pour le professeur de Sciences Po Paris, "on est au milieu du gué. C’est-à-dire qu’on s’aperçoit qu’on est dans un moment de transition où on ne peut plus considérer ces leaders de la péninsule arabique comme Tintin le faisait dans l’Or Noir. On est obligé de les prendre au sérieux, ce qui est un premier pas. Ce sont des gens dont il faut tenir compte sur le plan économique et diplomatique.

 

“Le football est utilisé par les pays pour exercer une influence”

Le football est un exemple particulièrement marquant de soft power. Par sa popularité, le football est utilisé par les pays pour exercer une influence. "Il va être utilisé parce que ça va être une vitrine considérable à l’échelle du monde entier, justement parce qu’il est suivi, parce que c’est devenu plus qu’une pratique sportive. C’est devenu une marque, une mode, et un enjeu économique majeur. C’est aussi pour cette popularité-là qu’on va voir le foot devenir un objet d’enjeu croissant par un certain nombre d’acteurs publics comme privés, étatiques comme locaux. Le foot est aussi un vecteur de puissance : votre équipe performe dans le championnat national, continental ou à l’échelle internationale, c’est une façon pour vous de rayonner sur la scène internationale" explique Carole Gomez, spécialiste de la géopolitique du sport.

 

Effectivement, l’investissement dans des grands clubs, notamment en Europe, inonde l’actualité depuis plus de dix ans : les Émirats Arabes Unis ont pris le relai chez Manchester City en 2008, le Qatar a racheté le Paris Saint-Germain trois ans plus tard, et l’Arabie Saoudite a récemment fait l’acquisition de Newcastle. Mais ce n’est pas tout : les pays multiplient les partenariats et se parent aussi de centres d’entraînement et de cliniques spécialisées afin que leur savoir-faire émane du territoire.

 

Le soft power sportif qatari s’est mis en place entre 2000 et 2005. Le pays commence à accueillir divers évènements sportifs, devient un sponsor actif à travers Qatar Airways, et développe un véritable savoir-faire. En 2010, la FIFA annonce que l’émirat accueillera la Coupe du Monde masculine de football 2022. L’année suivante, Qatar Sports Investments acquiert le Paris Saint-Germain : depuis, le club a accueilli des joueurs incontournables tels que Lionel Messi, Neymar Jr. ou Sergio Ramos. Pour ce pays, le football est à la fois le symbole de sa bonne volonté diplomatique et un accès direct à la table des puissants de ce monde.

 

"L’objectif de la stratégie qatarie est de plusieurs ordres" détaille Carole Gomez. "D’une part, c’était pour se faire connaître de façon positive sur la scène internationale, et ça à mon sens ça a été une mission parfaitement remplie puisque si vous n’étiez pas spécialiste de la question énergétique ou de la péninsule arabique il y a une quinzaine d’année, vous étiez bien incapable de donner quelque élément que ce soit sur le Qatar. Or grâce au foot et au sport plus largement, il y a eu une connaissance et une reconnaissance du pays sur la scène internationale. Un deuxième objectif était celui de diversifier ses filières économiques ; là aussi je pense que c’est quelque chose de plutôt bien mené. On a vu une diversification au niveau des médias, au niveau des sponsors, au niveau du merchandising, entre les investissements réalisés dans les clubs et les retombées qu’il peut y avoir par ailleurs. Il y aussi la question d’apparaître comme une puissance sur l’échelle régionale, là à ce niveau je ne suis pas certaine que les choses aient véritablement changé puisque l’Arabie Saoudite est toujours l’acteur majeur de cette zone-là." A ce sujet, Bertrand Badie se réfère alors à "une façon d’exister dans le monde, les matchs de football étant très diffusés à travers le globe, c’est une façon de faire parler de soi et de montrer au monde que ce sont des gens puissants".

 

Il va falloir attendre le lendemain de la finale de la Coupe du Monde pour savoir si ça a été un pari remporté par le Qatar

La Coupe du Monde 2022 va représenter une étape charnière. Alors que les pays du monde arabe se réjouissent que leur région accueille pour la première fois un tel évènement sportif, les spécialistes s’entendent sur l’importance de l’échéance. "Je pense qu’il faudra attendre la fin du moment fort qu’attend le Qatar, qui est la Coupe du Monde masculine de football en 2022, pour savoir exactement si cette diplomatie sportive, mise en œuvre depuis une grosse vingtaine d’années mais véritablement connue de tous depuis l’attribution en décembre 2010 de la Coupe du Monde, sera un échec, une semi-réussite ou une réussite pleine et entière. Il va falloir attendre le lendemain de la finale de la Coupe du Monde pour savoir si ça a été un pari remporté par le Qatar" résume Carole Gomez. Mais le choix du Qatar comme hôte de la Coupe du Monde masculine de football 2022 est également un vivier de polémiques intarissable : accusations de corruption, stades controversés du fait de leur impact environnemental, conditions d’emploi jugées scandaleuses (en février 2021, The Guardian annonçait que 6'750 travailleurs étrangers étaient morts depuis 2010 dans le pays). Depuis l’annonce de l’organisation de l'évènement sur le territoire qatari, nombreux sont ceux luttant pour le changement du pays organisateur ; sans succès pour l’instant.

 

L’Arabie Saoudite sur les traces du Qatar ?

Bien que l’Arabie Saoudite ait récemment investi l’espace médiatique sportif, sa stratégie diplomatique dans ce domaine est ancienne, et le pays fait preuve d’un opportunisme parfaitement ficelé. Depuis plusieurs années, cette monarchie du Golfe occupe tous les fronts : elle accueille des matchs de catch, a été le théâtre d’un grand prix de Formule 1, et est l’hôte du Rallye Dakar depuis 2020. Quant au ballon rond, la tendance se confirme : il y a trois ans, l’Arabie Saoudite essayait déjà d’acquérir un club de Premier League, sans succès. L’année dernière, sa tentative de racheter Newcastle a été bloquée par le Qatar. Finalement, les gros titres l’ont annoncé en octobre dernier : le fonds public d’investissement saoudien (PIF) a fait l’acquisition du club. "Même si le club est plutôt en difficulté en ce moment puisqu’il est avant-dernier du classement, il n’en demeure pas moins que c’est un investissement fait plutôt pour durer. Ce n’est pas juste du one-shot où ils vont partir au bout de quelques années", parie Carole Gomez. Selon certains médias à travers le monde, l’Arabie Saoudite ne compte pas s’en tenir là. Des rumeurs inondent continuellement le monde du football concernant le rachat de l’Olympique de Marseille par le PIF. Toutefois, l’actuel propriétaire, Frank McCourt, rappelle constamment n’aller nulle part pour l’instant, sans pour autant faire taire les bruits de couloirs. Reste que pendant que l’Arabie Saoudite se lance dans l’aventure des grands clubs européens, les amateurs surveillent de près l’avenir du football en Europe, futur théâtre de grands investissements promettant des mercatos passionnants et une rude compétition.

 

Alors que depuis dix ans, la stratégie qatarie concernant le PSG est couronnée de succès, le rachat de Newcastle suscite la curiosité : l’Arabie Saoudite va-t-elle suivre le même chemin avec son nouveau club ? "A mon sens, ils ne vont pas forcément suivre la même lignée parce qu’ils n’ont tout simplement pas les mêmes objectif", répond Carole Gomez. "L’Arabie Saoudite n’a pas besoin d’organiser une Coupe du Monde pour être reconnue sur la scène internationale. Le deuxième élément est à prendre avec des pincettes : je ne suis pas arabophone, mais je n’ai pas lu en anglais de document stratégique sur la diplomatie sportive saoudienne. J’ai pu voir des documents sur la diplomatie sportive émiratie ou qatarie, qui me semblent relativement tracés avec un objectif et différentes actions réalisées, ce qui ne me semble pas être totalement le cas de la stratégie saoudienne. C’est plus en fonction des opportunités qui se présentent à elle qu’elle va accueillir un match de catch, qu’elle va accueillir le Dakar 2020 et le suivant, qu’elle va essayer de voir s’il n’est pas possible de récupérer des matchs de la Coupe du Monde 2022. Je n’ai pas forcément l’impression, du moins je n’ai pas trouvé la trace, d’une ligne directrice définissant sa diplomatie sportive et ses piliers."

 

Bertrand Badie insiste sur la nature différente des enjeux sociétaux au sein de ces pays : "Si la marque wahhabite (mouvance radicale de l’Islam se réclamant du salafisme, ndlr.) disparaît, c’est la monarchie qui s’effondre. Les dirigeants savent que leur légitimité ne passe que par ce biais. Si on érode trop la marque religieuse, on se fragilise dangereusement. Il y a une véritable opinion publique en Arabie Saoudite, et Dieu sait ce qu’il se passera si on la libère", ce qui n’est pas le cas au Qatar. Malgré ces exigences religieuses, tous les pays du globe sont contraints de plus ou moins s’ouvrir du fait de la mondialisation. Accueillir des événements sportifs internationaux et participer au commerce mondial, c’est aussi faire avec l’entrée de populations et d’idées sur son territoire. "La forte vigilance politique est obligée d’être relâchée pour donner le change à ceux qui sont à l’extérieur. Rien n’est jamais unilatéral, vous gagnez si vous jouez le jeu de la mondialisation, mais si vous le faites, vous perdez un certain nombre d’avantages que votre isolement vous avait permis d’acquérir" développe le professeur à Sciences Po Paris.

 

Rien n’est jamais unilatéral, vous gagnez si vous jouez le jeu de la mondialisation, mais si vous le faites, vous perdez un certain nombre d’avantages que votre isolement vous avait permis d’acquérir

Même s’ils ouvrent la porte à la mondialisation, le Qatar et l’Arabie Saoudite demeurent, derrière leur apparente hospitalité stratégique, des régimes autoritaires conservateurs. Dans ces pays, l’homosexualité est criminalisée et passible de la peine de mort ; torture, maltraitance des enfants et traite d’êtres humains y sont monnaie courante. Les critiques fusent également quant à la condition de la femme, dont les droits sont quasiment inexistants. La presse, elle, est muselée pendant que les libertés individuelles relèvent encore de la fiction.

 

Un rachat de l’OM ?

La Premier League, championnat national le plus populaire dans le monde en termes de téléspectateurs, est un environnement extrêmement compétitif. Alors que l’Arabie Saoudite voulait initialement investir dans un club des Big Four, le PIF s’est contenté de Newcastle. Le club va devoir être transformé, avec des objectifs qui ne peuvent pas se permettre d’être court-termistes.

 

Mais une autre éventualité pourrait permettre de mieux asseoir la puissance saoudienne dans le football européen… Les rumeurs sur le rachat de l’OM durent depuis des mois, initiées notamment par le journaliste Thibaud Vézirian, qui maintient avec ténacité ses propos. Souvent critiqué, un journaliste de l’Équipe en vient même à qualifier ces rumeurs de "l’une des plus grosses arnaques du football français". Mais à chaque fois qu’un événement semble les enterrer, comme le rachat de Newcastle, elles reviennent au galop. Fin octobre, c’est le média anglais Team Talk qui aborde à nouveau le sujet : le PIF envisagerait de racheter l’Olympique de Marseille à Frank McCourt. Rien ne permet d’affirmer ces allégations, que l’actuel propriétaire du club phocéen dément régulièrement. Cette nouvelle serait une bombe jetée au beau milieu de la Ligue 1. Mais à quoi ressemblerait un OM détenu par le PIF ? Pour Carole Gomez, "si le PIF investit à Marseille ce n’est clairement pas pour faire de la figuration. L’idée, ça va être de jouer les premiers rôles et donc de venir contester cette hégémonie du PSG (et donc du Qatar) sur le championnat français. Reste à savoir comment les choses vont se passer : est-ce que cela va passer par des recrutements extérieurs avec des grands noms - à mon sens, c’est un peu un passage obligé si vous voulez avoir des résultats rapidement. Il peut y avoir aussi un investissement au sein de la formation. C’est un investissement sur l’avenir dont les retombées ne seront pas immédiates. Après, il peut y avoir tout un tas d’autres approches avec du merchandising, du sponsoring, ce genre de choses." 

 

Une seule chose demeure certaine : l’actualité footballistique est à suivre de très près au cours des prochains mois. Le football a de beaux jours devant lui ; tout comme la rivalité saoudo-qatarie. La relation entre le Qatar et l’Arabie Saoudite, ayant connu de nombreux différends, elle sera forcément impactée par ces stratégies diplomatiques.

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