Le parti conservateur enchaîne les crises internes et les polémiques depuis quelques mois. La dernière en date : un dérapage du député Lee Anderson, qui a publiquement accusé le maire de Londres Sadiq Khan d’avoir cédé la capitale à “ses amis” : “les islamistes”. Depuis ces déclarations, l'élu conservateur a fait défection à son parti pour rejoindre le mouvement Reform UK. Décryptage avec deux spécialistes du parti conservateur britannique, Tim Bale et Agnès Alexandre-Collier.
Le parti conservateur est pointé du doigt depuis le vendredi 23 février dernier en raison des déclarations jugées islamophobes de l’un de ses députés à propos du maire de Londres, Sadiq Khan. Sur la chaîne conservatrice GB News, Lee Anderson a indiqué que Sadiq Khan “a cédé la capitale à ses amis” et que “les islamistes contrôlent Khan et Londres”.
Ces propos ont suscité une levée de drapeaux quasi-instantanée du côté travailliste. Anneliese Dodds, présidente du Labour party, a par exemple estimé que les commentaires de Lee Anderson étaient “incontestablement racistes et islamophobes”. “Rishi Sunak doit immédiatement retirer [le titre] de whip” à Lee Anderson, a-t-elle déclaré. “S'il est trop faible, les gens se feront leur propre idée du parti conservateur moderne".
Un malaise palpable au sein du parti conservateur après l’intervention de Lee Anderson
Dans la foulée, les Conservateurs ont, eux aussi, exprimé leur malaise face aux propos du député. “Lee faisait simplement remarquer que le maire, en sa qualité de responsable de la police et de la gestion de la criminalité à Londres, n'a absolument pas réussi à maîtriser les effroyables marches islamistes auxquelles nous avons assisté récemment à Londres”, a indiqué un membre du parti conservateur dans des propos rapportés par le Guardian.
De son côté, le Premier ministre Rishi Sunak a tenu à se détacher des accusations portées par Lee Anderson à l'encontre de Sadiq Khan en qualifiant ces dernières “d’erronées, inacceptables et injustifiées". Élu à la mairie de Londres en 2016, Sadiq Khan est membre du parti travailliste. Il est en outre le premier musulman a avoir été élu maire de la capitale britannique, ce que beaucoup voient comme la raison du grand nombre d’attaques personnelles dont il fait l’objet depuis son élection.
Lee Anderson MP said:
— Lee Anderson MP (@LeeAndersonMP_) February 24, 2024
"Following a call with the Chief Whip, I understand the difficult position that I have put both he and the Prime Minister in with regard to my comments.
"I fully accept that they had no option but to suspend the whip in these circumstances.
"However, I…
Face à la controverse et au refus du député de présenter ses excuses, Rishi Sunak a décidé de retirer le titre de whip - un rôle consistant à s'assurer que les membres du groupe suivent bien les instructions du parti conservateur - à Lee Anderson le 24 février 2024. S'il était parvenu à conserver sa place au sein du groupe parlementaire conservateur jusque-là, ce dernier a fait savoir le 11 mars 2024 qu'il rejoignait le mouvement politique de Nigel Farage, Reform UK.
Les conservateurs et Lee Anderson, vraiment islamophobes ?
Si Rishi Sunak s’est désolidarisé des commentaires de Lee Anderson, il a toutefois tenu à soutenir le député, issu de sa majorité, en affirmant qu’il était injuste de qualifier ce dernier “d’islamophobe ou de raciste”. Mais le débat est déjà lancé dans l'arène politique. Afin de nous éclairer sur la question, nous avons échangé avec Tim Bale, professeur à l'université Queen Mary de Londres et auteur de The Conservative Party after Brexit: Turmoil and Transformation (2023) et Agnès Alexandre-Collier, professeure de civilisation britannique contemporaine à l'université de Bourgogne.
Il s’agit d’une attaque politique envers Sadiq Khan en tant que maire de Londres.
“Personnellement, je pense qu'il est assez évident que ce qu'il a dit était offensant pour les personnes d'origine musulmane, et je le définirais donc comme islamophobe, au sens commun du terme”, estime Tim Bale. “Mais il est dans l'intérêt de nombreux politiciens conservateurs de contester le fait que ces propos étaient islamophobes et d'entrer dans un jeu sur la définition de l'islamophobie par rapport aux préjugés anti-musulmans.”
Pour Agnès Alexandre-Collier, les propos tenus par Lee Anderson sont d’abord “une attaque politique envers Sadiq Khan en tant que maire de Londres”. “Il est travailliste, et l'enjeu électoral est très fort. Mais je pense qu'il faut aussi tenir compte de l'environnement médiatique et du fait que GB News est un média qui accueille beaucoup de personnalités politiques provocatrices, populistes, et qui prospère sur ce genre de déclarations.”
Lee Anderson n’est aucunement un cas isolé.
En marge des propos de Lee Anderson, une société britannique en proie aux balbutiements d’une “guerre culturelle” ?
“Le référendum du Brexit a révélé une crise identitaire assez profonde dans la société britannique ainsi que des clivages que l'on pourrait même qualifier de “guerre culturelle"”, nous a expliqué Agnès Alexandre-Collier.
Pour Tim Bale, Lee Anderson “n'est aucunement un cas isolé”. “Si vous regardez les sondages effectués auprès des adhérents conservateurs, vous verrez qu'ils sont très méfiants et dans certains cas hostiles à l'égard de la population musulmane du Royaume-Uni, estimant par exemple que l'islamisme, qui est bien sûr très différent de l'islam lui-même, est une idéologie largement partagée au sein de la population musulmane.”
“Il est donc clair que Lee Anderson exprime un sentiment assez répandu parmi les membres enracinés du parti conservateur [...]. Très récemment, Suella Braverman a par exemple affirmé que les islamistes contrôlaient le pays dans son ensemble, et pas seulement la capitale britannique”.
Les dilemmes idéologiques du parti conservateur à l’approche des élections générales
Les prochaines élections générales, qui détermineront la couleur politique du futur gouvernement, se tiendront au plus tard le 28 janvier 2025. D’ici-là, les Tories devront éclaircir leur ligne idéologique auprès de leurs adhérents dans un contexte de débats d’ores et déjà agités à l'intérieur du parti.
En désignant Lee Anderson d’islamophobe, Rishi Sunak risque de perdre la partie la plus culturellement conservatrice de la coalition tory que Boris Johnson a mise en place en 2019.
“Rishi Sunak fait face à un dilemme. D'une part, il doit s'inquiéter du fait que des députés conservateurs avec une rhétorique aussi dure que celle de Lee Anderson donnent l'impression que le parti est à la limite de la droite populiste et radicale. Ils risquent de rebuter certains électeurs conservateurs traditionnels qui sont socialement libéraux.”
“Mais d'un autre côté, il ne peut pas se permettre de désavouer complètement ce type de rhétorique. Et en désignant Lee Anderson d’islamophobe, il risque de perdre la partie la plus culturellement conservatrice de la coalition tory que Boris Johnson a mise en place en 2019”, affirme Tim Bale.
Rishi Sunak is too weak to take on the extremists in his party and too weak to deliver the change Britain needs.
— Keir Starmer (@Keir_Starmer) February 28, 2024
My changed Labour Party is ready to deliver for the British people. pic.twitter.com/flarq3vA6s
“Les Conservateurs vivent mal cette crise, puisqu'ils sont déjà loin dans les sondages. Et leur stratégie n'est pas forcément la plus efficace”, estime Agnès Alexandre-Collier. “Ils jouent la surenchère populiste dans un certain nombre de circonscriptions et autour des déclarations de personnalités conservatrices comme Lee Anderson, mais aussi Suella Braverman et Kemi Badenoch.”
“Il y a une dérive populiste et assez autoritaire au sein du Parti conservateur. Cette surenchère peut être perçue comme contre-intuitive, parce que le parti travailliste progresse, même si l'image de Keir Starmer est assez clivante. Le parti conservateur prend des positions toujours plus à droite alors qu'il pourrait tenter de contrer l'ascension des Travaillistes.”
Chez les Conservateurs, la tentation de la droite radicale de Reform UK
En 2018, le créateur de UKIP (Le parti pour l'indépendance du Royaume-Uni) Nigel Farage parraine un nouveau mouvement politique : Reform UK. Fermement eurosceptique et situé à la droite du parti conservatrice, ce jeune mouvement fait figure d’alternative attrayante pour les Tories les plus radicaux. Pour autant, il paraît improbable que Reform UK provoque une dislocation du parti conservateur.
“Ce parti n'est pas une menace du point de vue du mode de scrutin. Le mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour est tel que les petits partis ne sont pas favorisés. En revanche, dans chacune des 650 circonscriptions du pays, ce type de parti peut pousser certains électeurs conservateurs, les plus populistes, à voter Reform UK [...]. Ils obligent les deux grands partis majoritaires à se positionner idéologiquement par rapport à eux”, assure Agnès Alexandre-Collier.
Après son intervention controversée sur GB News et au terme de nombreux jours de spéculations sur une potentielle adhésion de sa part au Reform UK, Lee Anderson a annoncé sa défection au parti conservateur en faveur de Reform UK le 11 mars 2024. Pourtant une grande partie de la droite radicale semblerait décidée à maintenir son engagement auprès des Tories, leur “foyer naturel” : “Étant donné que Rishi Sunak et la direction du parti semblent prêts à tolérer des opinions populistes de droite assez radicales, je ne suis pas sûr que beaucoup d'entre eux ressentiront le besoin de quitter le navire”, suggère Tim Bale.
Quel avenir pour le parti conservateur ?
“Les conservateurs sont conscients qu'ils vont perdre les élections. Ils sont plutôt en train de préparer l'après, et la façon dont le parti va se reconstruire dans l'opposition et le type de leader qui va reprendre la suite”, pense Agnès Alexandre-Collier.
“Nous pouvons craindre que le parti conservateur se débarrasse de toute modération et se lâche complètement une fois libéré des contraintes de la pratique du pouvoir. Les accusations faites contre Sadiq Khan ont très certainement été renforcées par les nombreuses marches pro-palestiniennes, pour lesquelles le maire a été vivement critiqué parce qu'il ne les aurait pas suffisamment réfrénees. Ce type de critique fait plaisir au nouvel électorat conservateur du nord-est de l'Angleterre qui a voté pour le Brexit et qui souhaite une politique dure en matière d'immigration pour protéger ses emplois et de retrouver son niveau de vie”, poursuit-elle.
D'après un sondage Ipsos paru le 4 mars 2024, le soutien aux conservateurs s'élevait à 20% à la fin du mois de février 2024, atteignant son niveau de popularité le plus bas depuis plus de 40 ans. Le rendez-vous est donné lors des prochaines élections générales afin de savoir dans quelle mesure cette controverse aura impacté le score des Conservateurs.