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A Forgotten Man : “Cette histoire suisse est toujours un tabou”

Dans A Forgottan Man, Heinrich Zwygart, ambassadeur de Suisse en Allemagne, retrouve ses proches à la fin de la Seconde Guerre mondiale et après quelques compromissions avec le gouvernement nazi pour préserver la neutralité de son pays. Le réalisateur Laurent Nègre et son acteur principal Michael Neueuschwander nous ont parlé de leur film au cours d’un entretien passionnant, à l’occasion de la sortie du film dans les salles britanniques : “Heinrich Zwygart exprime toute les ambiguïtés, les contradictions et les problèmes rencontrés par la Suisse.”

A Forgotten Man affiche du filmA Forgotten Man affiche du film
Écrit par Yoni Binh
Publié le 14 novembre 2023, mis à jour le 14 novembre 2023

Printemps 1945. Après huit ans de mission en Allemagne, l’ambassadeur suisse Heinrich Zwygart fuit Berlin et rejoint son pays, où il retrouve ses proches. Pour préserver la neutralité voulue par la Suisse, ce dernier a entretenu une forme d’amitié avec les dirigeants du Troisième Reich. À son retour, son passé refait douloureusement surface.

A Forgotten Man est l’adaptation cinématographique de l’Ambassadeur, une pièce de théâtre du dramaturge suisse alémanique Thomas Hürlimann. Dans son film, Laurent Nègre retrace le parcours ambigu et complexe de ce personnage inspiré de l’ambassadeur Hans Frölicher.

 

Pourquoi avez-vous eu l'envie de raconter l'histoire de Heinrich Zwygart ? 

Laurent Nègre - Cela faisait longtemps que j'avais envie de réaliser un film autour de la Suisse et de la Deuxième Guerre mondiale, pour raconter le lien très particulier qu’a eu notre pays avec cette période. Mon intention n’était pas de faire un énième film de guerre, mais plutôt un drame qui parle des enjeux politiques, dramaturgiques et psychologiques du conflit. Lorsque j'ai découvert L'Ambassadeur de Thomas Hürlimann, j’ai trouvé un personnage qui, à travers son parcours professionnel mais aussi son histoire personnelle et familiale, pouvait exprimer toutes les ambiguïtés, les contradictions et les problèmes rencontrés par la Suisse. Sa position extrêmement délicate et son profil à la fois très calculateur et en même temps très obéissant et soumis à la Confédération helvétique m'a beaucoup intéressé. Je me suis dit que c'était un personnage clair-obscur. Ce n'est pas un héros positif. Au contraire, nous voyons en lui des côtés extrêmement négatifs. Son parcours est très proche de ce que la Suisse a été pendant cette période.

 

Comment traite-t-on ce personnage si complexe et controversé à l'écran ?

Laurent Nègre - Avant tout, je voulais signifier que personne n'est ni noir ni blanc. Heinrich Zwygart est un personnage très nuancé. J’ai beaucoup travaillé la nuance dans le film, je voulais permettre au spectateur de traverser les événements avec lui, et pas simplement de le juger de loin avec une distance historique confortable. L’objectif était de faire vivre ses dilemmes moraux, ses surprises, ses déceptions, ses victoires et ses défaites. Chacun tire ses conclusions après avoir vu le film.

Michael Neuenschwander - Ce qui compte est d'inviter le public à se faire sa propre opinion, et de ne pas rendre cette histoire trop simple d'une manière ou d'une autre. Il faut toujours garder la possibilité de réfléchir, de préserver notre libre-arbitre. Je trouve cela très beau de jouer des personnages ambigus et complexes. À plusieurs reprises, je me suis demandé comment est-ce que j'aurais moi-même réagi face à ce genre de situations. Ce rôle m'a forcé à m'interroger sur ce que sont mes valeurs. Elles sont bien différentes de celles de Heinrich Zwygart, mais malgré tout, je me suis mis à vivre le personnage pour que le public ait la possibilité de trouver son propre chemin.

Une documentation historique importante a-t-elle été nécessaire pour la direction de ce film ?

Laurent Nègre - Très peu de fictions existent sur cette période-là. La Suisse reste très discrète et est mal à l'aise avec cette histoire. L'ambition était d'avoir un film qui ne soit pas purement spéculatif, mais une fiction très bien documentée. J'ai consulté beaucoup de sources différentes dans la fiction, le documentaire, et dans les archives fédérales. Les archives de la presse de l'époque ont aussi été des ressources précieuses. Cela m’a aidé à comprendre comment les gens ressentaient les événements à cette époque. 

 

hans frolicher ambassadeur suisse allemagne
A Forgotten Man est inspiré de l’histoire d’Hans Frölicher, ancien ambassadeur de Suisse en Allemagne
Crédit - Archives d'État du canton de Berne

 

Le film évoque la politique de neutralité suisse, qui a demandé beaucoup de sacrifices. Quelle place ont des personnages aussi controversés que l’ambassadeur Frölicher/Zwygart dans la mémoire collective suisse de la Seconde Guerre mondiale ?

Michael Neuenschwander - À l'école, nous apprenons très peu de cet héritage. Cette histoire suisse est évoquée de manière très vague et demeure un tabou. Dans les années 1990, l'affaire des fonds en déshérence a remis la question de la neutralité suisse sur la table. Mais depuis, cette discussion s'est rendormie. 

Laurent Nègre - La Suisse est très mal à l'aise avec l'introspection. Nous avons une culture du déni. Nous n’avons participé à aucune guerre depuis 1848. La neutralité se fait au prix de très fortes compromissions. La Seconde Guerre mondiale n'est pas abordée frontalement à l'école. Dans le pays, personne n'entend parler de figures comme l’ambassadeur Hans Frölicher. Elles ne sont pas dans les livres d'histoire, alors qu’elles permettraient d’avoir des personnages qui incarnent l’histoire suisse contemporaine.

 

a forgotten man michael neuenschwander peter wyssbrod
Michael Neuenschwander et Peter Wyssbrod incarnent Heinrich Zwygart et son père, le colonel Zwygart 
Crédit Bord Cadre Films

 

Dans Fragile, votre premier long métrage, vous aviez montré votre aptitude à mettre en scène un drame familial. Quel est l’avantage de la mise en avant du cercle familial dans ce nouveau film ?

Laurent Nègre - La famille est un lieu où chacun peut s'identifier facilement. Elle permet aussi de traiter la question des générations. Dans un sujet historique, ces générations sont très importantes. Dans A Forgotten Man, trois générations cohabitent : le père de l'ambassadeur, l'ambassadeur lui-même, et la jeunesse, représentée par sa fille et son conjoint. Cela crée un trio sur une Suisse d'hier, une Suisse d'aujourd'hui et une Suisse de demain. Incarner ce trio dans une cellule familiale permet d'articuler les conflits historiques et géopolitiques, et dans le même temps des conflits familiaux et un drame bourgeois, qui est une autre dimension du film. J’ai aussi voulu représenter cette classe de la haute bourgeoisie bernoise, très confiante, mais qui voit tout s'effondrer autour d’elle à la fin de la guerre.

 

Zwygart est enfermé dans son passé, et le film suit ses déviations personnelles pour se sauver de cet héritage.

Vous utilisez parfois des éléments qui empruntent au registre du thriller. À quoi sert la tension dans ce film ?

Laurent Nègre - Je n'ai pas voulu faire un film unilatéral. Il y a des langages qui se parlent bien ensemble. Dans une intrigue historique, les mécanismes du thriller nous maintiennent en haleine. Les éléments politiques s'alimentent aussi de ce genre : Le protagoniste va-t-il parvenir à ses fins ? Sera-t-il trahi ? Toutes ces questions construisent un fil conducteur qui guide l'intérêt du spectateur. Dès le départ, j’ai eu envie que le film soit facile à traverser et à appréhender. Je voulais que A Forgotten Man soit un film généreux, dans lequel nous ne soyons pas obligés de connaître la situation pour comprendre ce qui se joue. Utiliser des codes de genre permet aux spectateurs de se trouver confortables dans cet univers cinématographique. 

Michael Neuenschwander - Ce personnage a vécu une guerre, comme beaucoup d'autres personnes, mais sous une forme différente, en tant qu'ambassadeur. Il ressent une culpabilité immense, qui le fait sortir de lui-même. Grâce aux scènes horrifiques, nous avons souhaité montrer à quel point sa culpabilité le ronge. Zwygart est enfermé dans son passé, et le film suit ses déviations personnelles pour se sauver de ce lourd héritage.

 

french film festival uk
L’avant-première britannique du film s’est tenue à l’Institut français, dans le cadre du French Film Festival UK

 

Le film est sorti le 10 novembre dernier au Royaume-Uni. Pourquoi est-il important pour vous qu'il soit diffusé hors de Suisse ? 

Laurent Nègre - Le cinéma est un langage universel. Si les films n'arrivent pas à changer le monde, ils parviennent souvent à nous faire changer notre regard sur le monde. Ce qu'il y a de plus beau et de plus intéressant dans le cinéma est de partager nos créations avec le plus grand nombre de personnes d’horizons différents. Nous avons tous une histoire et des parcours différents, mais j'aime tester cette universalité et avoir la chance d'avoir le retour et les réactions du public, que ce soit en Suisse ou ailleurs.

Michael Neuenschwander - Cette histoire a aussi un potentiel universel. Il s’agit d’un cas historique très spécial, mais ce type de situation pourrait se produire dans n'importe quel pays. Les problématiques sous-jacentes seraient probablement autres, mais les dilemmes posés par la guerre sont les mêmes pour tous. 

 

A Forgotten Man est toujours en salles au Royaume-Uni. Retrouvez les cinémas diffuseurs et dates des projections ici.

yoni binh
Publié le 14 novembre 2023, mis à jour le 14 novembre 2023

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