Un homme sans titre de Xavier Le Clerc est un des livres les plus remarquables de cette rentrée littéraire. Il s´agit d´un hommage émouvant au père de l´écrivain et à toute une génération d´ouvriers algériens qui, fuyant la faim et le dénuement dénoncés en 1939 par Albert Camus dans Misère de la Kabylie, ont reconstruit la France de l´après-guerre. Dans ce livre, l´écrivain exprime aussi sans ambages son amour pour la France.
Misère de la Kabylie d´Albert Camus
«Et dans ces rues chauffées à blanc, le long des égouts à ciel ouvert, une nuée d´enfants en loques et aux yeux magnifiques se répandait. Au coin des maisons des femmes jacassantes, porteuses de cruches. De temps en temps, un escalier de fer importé Dieu sait d´où s´élançait de la rue, prenait appui sur le mur de la maison et se découpait en plein ciel dans le vide. Il me semblait alors qu´on devait pouvoir vivre dans ces villages, comme on vit dans les bourgs de Provence et de Grèce. Mais il fallait manger. Il fallait de l´eau. Il fallait des routes».
Ces mots d´Albert Camus se trouvent en épigraphe du livre Un homme sans titre qui est paru début septembre aux éditions Gallimard. Albert Camus a écrit ces lignes en 1939 dans une série de onze articles intitulés Misère de la Kabylie publié dans L´Alger Républicain, quotidien fondé l´année précédente par Pascal Pia. Ces articles ont indisposé le Gouvernement Général d´Algérie qui a décrété l´interdiction du journal. Ce témoignage du futur prix Nobel de Littérature, un cri de révolte contre l´injustice et la misère organisée, n´omettait pas de décrire l´«itinéraire de la famine» et les enfants qui en loques dans la rue disputaient aux chiens le contenu d´une poubelle. Parmi ces enfants qui crevaient de faim et ne mangeaient qu´une fois tous les trois ou quatre jours il y avait Mohand-Saïd, le père de Xavier Le Clerc, l´auteur d´ Un homme sans titre.
Xavier Le Clerc
Né en Algérie en 1979, Xavier Le Clerc vit et travaille à Paris. Il a publié un premier roman, De grâce, sous son premier nom, Hamid Aït Taleb, en 2008, aux éditions Jean-Claude Lattès. Son deuxième roman, Cent vingt francs, est paru l´année dernière, déjà aux éditions Gallimard, et évoquait la figure de son arrière-grand-père kabyle mort pour la France à Verdun, en 1917.
Un homme sans titre
Dans ce récit bref (autour de cent vingt pages) et touchant, l´auteur rend hommage à son père, à tous les immigrés algériens -ouvriers pour la plupart- souvent analphabètes (comme ses parents), qui ont contribué à la reconstruction de la France après la seconde guerre mondiale et à ceux qui, après l´indépendance de l´Algérie, sont partis aussi chez l´ancien colonisateur pour mieux gagner leur vie.
Mohand-Saïd, parti lui aussi en France pour travailler à Caen et pouvoir ainsi nourrir sa femme et ses neuf enfants, était profondément attaché à sa carte d´ouvrier. C´était sans doute, d´après son fils, parce qu´il était un homme sans titre. Lui qui était né dépossédé de tout titre de propriété comme de citoyenneté -comme nous le rappelle son fils dans ce livre-, il n´aura connu, comme tant d´autres ouvriers, que des titres de transport et de résidence : «Le titre en latin veut dire inscription. Et si tu étais bien inscrit quelque part en tout petit, ce n´était hélas que pour t´effacer. Tu as figuré sur l´interminable liste des hommes à broyer au travail, comme tant d´autres avant toi à malaxer dans les tranchées».
Malgré les difficultés, Mohand-Saïd avait le sens aigu du devoir. Il y avait une élégance dans sa démarche, un acharnement à vouloir accomplir son travail sans la moindre plainte. La France était, en dépit des obstacles qu´il a rencontrés sur son chemin, le pays qui lui a permis de donner une vie plus aisée à sa famille, lui l´homme qui avait connu le dénuement : la naissance dans un gourbi, la faim, l´illettrisme, la barrière de la langue.
Pour son fils, la vie n´a pas toujours été non plus une partie de plaisir. L´homosexualité de Hamid Aït Taleb lui assignait un rôle de paria au sein d´une communauté fort conservatrice. Mohand-Saïd a demandé à son fils si la rumeur était fondée et celui-ci lui a répondu par pudeur qu´il n´avait pas l´intention de se marier, ce qui revenait à lui dire oui. Hamid Aït Taleb fut surpris de la relative douceur de son père quoiqu´il l´eût senti désemparé. Son père lui a juste demandé si quelqu´un le forçait ou si c´était pour de l´argent. Sa vision de l´homosexualité se résumait au viol ou à la prostitution. C´est la dernière fois que l´auteur a vu son père.
Le nom Hamïd Aït Taleb était un lourd fardeau à porter, un fardeau qui n´était pas compatible, il faut le reconnaître, avec un emploi qualifié. Aussi l´auteur a-t-il changé de nom, choisissant celui de Xavier Le Clerc. Le prénom Xavier -qui signifie par exemple «maison neuve» en basque- a abrité l´auteur contre bien des intempéries du racisme. Malgré cela, il doit tout à la France, à tous ceux et à toutes celles qui l´ont aidé dès sa prime enfance : «Ayant voyagé dans le monde entier, je ne connais pas de pays aussi lumineux. À tel point que si je n´ai pas dans le malheur de la guerre l´honneur, comme mon arrière-grand-père Saïd ou mon grand-oncle Moussa, de mourir pour la France, j´aimerais que l´on dise de moi, le temps venu, que j´aurai au moins bien vécu pour elle».
Un homme sans titre est un témoignage bouleversant et probablement le livre le plus émouvant de cette rentrée littéraire.
Xavier Le Clerc, Un homme sans titre, éditions Gallimard, Paris, septembre 2022.