Laissez-moi vous rejoindre d´Amina Damerdji est un des premiers romans les plus intéressants de la rentrée de septembre 2021 et pourtant il n´a pas eu un grand écho dans la presse littéraire. À tort, puisque la jeune écrivaine, née en 1987, manie on ne peut mieux la technique du roman. Elle se met dans la peau de Haydée Santamaria, une révolutionnaire cubaine qui a lutté aux côtés de Fidel Castro et qui s´est suicidée en 1980.
La révolution cubaine
La révolution cubaine a fait rêver beaucoup de jeunes qui aspiraient à une société plus juste, plus équilibrée, où l´on pût à moyen terme réduire les inégalités et en finir au plus vite avec la pauvreté qui rongeait les plus démunis. Les guérilleros barbus –sous la baguette de Fidel Castro - qui s´étaient réfugiés à la Sierra Maestra ont renversé le 1er janvier 1959 le gouvernement dictatorial de Fulgencio Batista, soutenu par les États-Unis. Parmi les révolutionnaires communistes qui ont lutté aux côtés des frères Castro (Fidel et Raul), de Che Guevara et des autres barbus, on trouve la figure tout aussi charismatique de Haydée Santamaria qui a combattu la dictature de Batista à Cuba, mais aussi en exil. Après la révolution, cette femme singulière a travaillé pendant une courte période au ministère de l’Éducation. Fidel Castro lui a ensuite confié la mission de fonder une institution culturelle, la Casa de las Américas. Dans le cadre de la Casa de las Américas, elle recevait les intellectuels étrangers qui visitaient Cuba. Haydée a également fondé le mouvement musical « la nueva trova cubana » avec lequel elle a réussi à diffuser l’œuvre de jeunes artistes comme Silvio Rodriguez et Noel Nicola entre autres, qui ont apporté une nouvelle sonorité, éloignée des formes traditionnelles cubaines.
Amina Damerdji, un profil international
Amina Damerdji, chercheuse en lettres et en sciences sociales, est née en 1987 en Californie. Elle a grandi à Alger avant de rejoindre la France où elle habite actuellement. Elle a également vécu deux ans à Madrid et plusieurs mois à Cuba. Son séjour à Cuba lui aura sans doute donné l´inspiration pour Laissez-moi vous rejoindre, une première fiction très prometteuse où elle manie on ne peut mieux les techniques du roman.
Une jeunesse dans les années 50
Amina Damerdji se met dans la peau de Haydée Santamaria. Dans cette fiction, Haydée plonge dans ses souvenirs. À quelques heures de son suicide (le 28 juillet), deux jours après la fête nationale (le 26), elle raconte sa jeunesse, en particulier les années 1951-1953 qui se sont soldées par l´exécution de son frère Abel, après l´échec de l´attaque de la Moncada.
Mais, si elle raconte en particulier les années cinquante, le présent – c´est-à-dire l´année 1980 - n´est pas absent non plus du roman et pour cause. En effet, le présent est le temps du récit, mais aussi le temps du désenchantement. Le désenchantement à vrai dire existait depuis longtemps, mais il s´accentuait de plus en plus. Le régime avait beau tresser des louanges à la révolution et vitupérer les Américains -«señores imperialistas, no les tenemos ningún miedo», peut-on lire sur une enseigne du Malecón*-, toujours est-il que les Cubains, malgré l´embargo imposé par les États-Unis, partaient dans des embarcations fragiles chercher fortune illégalement chez l´Oncle Sam : «ce verbe, «partir», est devenu, depuis quelques mois, un refrain.
Laissez-moi vous rejoindre
« Il est écrit en gras sur les couvertures de nos journaux. Il fait taper du poing Fidel. Il le pousse, en pleine réunion du Comité central, quand on lui fait le décompte des Cubains qui se tirent, à balancer son cigare attisé comme une braise à travers la pièce. Dix mille, Fidel. Cent mille. Est-ce que le pays entier va disparaître dans l´océan ? Alors il a voulu faire des exemples. Il a demandé aux soldats de tirer sur les embarcations. Même si elles sont loin, qu´ils les canardent. Parfois, les corps tombent et les radeaux dérivent, vides. D´autres fois, les cadavres restent à bord, droits, bien assis, et continuent leur chemin » (page 34). Haydée crie qu´elle ne dénoncera pas ceux qui partent, elle, l'héroïne de la Moncada, la seule femme ayant sa place au Comité central. Elle s´apprête elle aussi à partir, au bout du compte à dire « laissez –moi vous rejoindre », mais, dans son cas, à jamais, vers l´au-delà : « On me retrouvera dans quelques jours. Je ne serai pas belle. Mais peu importe. Il n´y aura pas de photographies ni de funérailles officielles. La Révolution interdit les suicides. Comme toute forme de départ » (page 35). C´est qu´à Cuba on avait droit à toutes les tares -adoucies par la chaleur des tropiques- qui ont fait l´histoire des régimes communistes dont la répression de la dissidence, l´interdiction de partir ou le culte de la personnalité visible dans l´omniprésence des portraits de Fidel et dans le mausolée dédié à Che Guevara à Santa Clara.
Haydée Santamaria m’a fascinée parce qu’elle incarne un certain type de femmes que j’ai rencontré dans la vie mais peu dans les œuvres
Dans un entretien accordé en septembre dernier au site Lettres Capitales, Amina Damerdji a expliqué ses intentions en écrivant ce premier roman très réussi : «Avec Laissez-moi vous rejoindre, je ne voulais pas écrire une biographie, encore moins un roman « historique » sur Cuba. Haydée Santamaría, qui a fait la révolution avec Fidel Castro puis exercé le pouvoir avant de se suicider, comme un ultime geste critique en 1980, m’a fascinée parce qu’elle incarne un certain type de femmes que j’ai rencontré dans la vie mais peu dans les œuvres. La littérature ou le cinéma fait la part belle aux actrices, aux gymnastes, aux danseuses (des femmes qui ont besoin du regard des autres pour s’accomplir) ou, alors, s’il s’agit de femmes politiques elles sont reines ou impératrices. Haydée n’est pas de cette trempe. Elle veut changer le monde, « changer la vie » comme l’écrivait Rimbaud et il y a pour cela un élan profondément poétique chez elle. Son désir de liberté, pour elle et pour les autres, est sans limite (…) une femme qui s’est engouffrée dans son désir et qui a beaucoup perdu, beaucoup sacrifié, jusqu’à devenir dure, rigide et se perdre elle-même, et se donner la mort. J’ai choisi de la faire parler à ce moment, de la faire raconter sa jeunesse quelques heures avant son suicide car je voulais aussi écrire sur cela, l’idéalisme comme maladie, pour elle en tout cas, mortelle ».
*Le Malécon est une promenade de front de mer de 8 km de long, située au nord de La Havane.
Amina Damerdji, Laissez-moi vous rejoindre, éditions Gallimard, Paris, août 2021.