Bien avant que ce havre de sérénité ne soit plus que le lointain souvenir d’une époque tombée dans l’oubli, rappelons-nous qu’au fond de la Corne d’Or, deux petites rivières, Alibeyköy et Kağithane, traversaient une jolie vallée verdoyante… Une vallée si jolie qu'Ahmed III, vingt-troisième Sultan de l’Empire ottoman, y porta son regard et décida d’y laisser son empreinte.
Grand réformateur, esthète, passionné par les tulipes, amoureux des femmes et géniteur prolifique (12 kadines lui donnèrent 45 enfants dont 2 furent Sultans), il fit construire un kiosque entouré de magnifiques jardins de tulipes, et quelque 170 pavillons de chasse ou villas de style occidental.
Un cadre idyllique offert à tous
Dans ce lieu prisé, fréquenté par l’aristocratie ottomane et autorisé d’accès à la population, chacun pouvait profiter des nombreux spectacles qui se déroulaient à la belle saison : courses équestres, combats de lutteurs, concours de lancer du javelot, divertissements poétiques, concerts…
En outre, les pelouses offraient de nombreux espaces pour pique-niquer, le calme des deux rivières permettait de délassantes promenades en barque.
Cette idyllique situation aurait pu durer ainsi de très nombreuses décennies si, après vingt-sept ans et trente jours du règne d’Ahmed III, une nouvelle rébellion des Janissaires, menée par Patrona Halil en 1730, n’avait conduit à l’exécution du Grand Vizir Damat Ibrahim Pacha et à l’abdication du Sultan.
Ahmed III est emprisonné au Château des Sept Tours (Yedikule) d’où il ne sortira que six ans plus tard, le 1er juillet 1736, jour de sa mort.
Dès son abdication, Ahmed III est immédiatement remplacé par son neveu Mahmoud 1er qui devra attendre que la révolte se calme pour pouvoir se rendre, accompagné à cheval par Patrona Halil, à la mosquée d’Eyüp afin de recevoir officiellement l’épée d’Osman, symbole du pouvoir.
Entre lent déclin et périodes de renaissances
Entre temps, les Janissaires se regroupent aux Eaux douces, pillent et incendient les kiosques des notables déchus du précédent gouvernement. Le kiosque impérial est dévasté et les magnifiques jardins aux délicates fontaines et aux parterres fleuris sont saccagés.
L’Ère des tulipes* est désormais à son déclin et malgré les efforts entrepris par les successeurs d’Ahmed III pour restaurer les lieux et leur restituer faste, luxe et beauté des temps heureux, les Eaux douces d’Europe ne suscitent plus autant l’intérêt des promeneurs.
Au XIXème siècle, les Eaux douces d’Europe retrouvent un peu d’animation avec les touristes occidentaux qui viennent s’y délasser, faire de la barque ou une promenade à cheval et déjeuner sur les pelouses, côtoyant les fidèles promeneurs autochtones.
À partir de 1863, le Sultan Abdülaziz fait restaurer une partie des jardins et y fait édifier la mosquée Sadabad Kahitane Camii.
D'une zone industrielle à un campus universitaire
Hélas, les efforts entrepris pour redynamiser l’intérêt pour les Eaux douces d’Europe ne suffisent pas et, désertés par les visiteurs, jardins et cours d’eaux sont livrés aux industriels qui y installent des fabriques, entraînant une très importante pollution de l’eau des deux rivières et de la Corne d’Or dans laquelle elles se déversent, la transformant en un cloaque pestilentiel.
Laissé à l'abandon au début du XXème siècle, le terrain est investi par la première centrale ottomane électrique thermique au charbon (Silahtarağa Elektrik Santralı) qui, de 1914 à 1983, alimentera le tramway de la rive européenne puis, dès 1926, celui de la rive asiatique d'Istanbul. Le bâtiment est aujourd'hui transformé en musée où l’on peut découvrir les turbines qui fonctionnaient au charbon ainsi que la salle des cadrans de contrôle.
Dans les années 1940, une école militaire y prend ses quartiers et en 1996 l'Université privée Bilgi (stanbul Bilgi Üniversitesi - université de la connaissance) accueille les premiers étudiants.
Si les Eaux douces d'Europe d'aujourd'hui n'ont plus rien de commun avec celles d'hier, la Corne d'Or a bénéficié en 1980 d'un vaste programme de réhabilitation qui lui a donné un aspect beaucoup plus attrayant et des eaux beaucoup plus propres, panorama qu'il est toujours agréable d'admirer du haut de la terrasse du Café Pierre Loti.
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(*) L’Ère des Tulipes ou Temps des Tulipes (Lâle Devri en turc) correspond à une période de l’histoire ottomane, qui débute le 21 juillet 1718 pour se terminer le 20 septembre 1730. Un article dédié à cette période sera publié ultérieurement