Soyons clairs et reconnaissons que derrière cet "heureux événement" se cache néanmoins le massacre de plusieurs dizaines de milliers d’hommes… les Janissaires.
Avant tout, remontons quelques siècles plus tôt sous le règne d’Orhan Gazi, deuxième sultan du très jeune Empire ottoman. En 1330, Orhan décide de créer une nouvelle armée de métier constituée de soldats d’élite, les "Janissaires" (mot francisé venant du turc yeniçeri, "nouvelle troupe"). À l’origine recrutés parmi les esclaves et les prisonniers de guerre, à partir du XVIème siècle, les Janissaires sont enrôlés via le système du devchirme imposant aux familles chrétiennes de remettre un jeune garçon destiné à servir dans l’armée ottomane. Les familles ne comptant qu’un seul garçon en sont exemptées.
Bien que le recrutement ne soit pas des plus délicats, les jeunes gens pris à leur famille ne sont pas traités comme des esclaves mais bénéficient d’un régime très spécifique.
D’abord circoncis, puis convertis à l'Islam, élevés et éduqués en milieu turc et musulman en Anatolie, ces enfants sont affectés au "Corps des étrangers" de Gallipoli qui les forme au métier militaire. Jusqu’à la fin du XVIème siècle, seuls les enfants chrétiens ont accès à cette formation.
Au début du XVIIème siècle, constatant la qualité de l’enseignement reçu et les possibilités d’accès à des postes importants au sein de l’Empire, nombreux sont les parents qui sollicitent la possibilité d’accès à cette formation pour leurs enfants. C’est ainsi que les enfants d’origine musulmane ont l’opportunité d’entrer dans le corps des Janissaires.
En effet, certaines recrues aux capacités reconnues sont affectées dans les services administratifs jusqu’aux postes les plus importants du Palais tels que Conseillers du Divan, Vizirs et Grands Vizirs. À noter que durant la période 1453-1623, parmi les 47 Grands Vizirs qui se succèdent, seuls 5 sont d’origine turque.
Est-il besoin de citer Mimar Sinan, grand architecte de plusieurs Sultans ou encore Pargalı Ibrahim Pacha, Grand Vizir, Conseiller et beau-frère de Süleyman le Magnifique, pour se convaincre des possibilités de carrière et de l’intérêt suscité par ce corps particulier ?
À Constantinople, un certain nombre de Janissaires est affecté à la garde personnelle du Sultan et à ses quartiers au sein du palais de Topkapi. Dans le parc de la première cour un très vieux platane fait office de lieu de rassemblement où se trouve le chaudron de soupe.
Dans la vie quotidienne du Janissaire, la nourriture a une place prépondérante. Chaque division a pour nom "le foyer" (Ocak). Les officiers supérieurs sont appelés "fabricants de soupe" (çorbacı). Quant aux autres gradés, ils sont désignés par des termes culinaires tels que Aşçıbaşı ("le chef"), karakullukçu ("le marmiton"), çörekçi ("le boulanger") ou encore gözlemeci ("le faiseur de gözleme").
Comme symbole de son rang, le fabricant de soupe porte une grande louche qu’il ne quitte jamais.
Nombre de décisions capitales sont prises autour de ce chaudron. Lorsque les Janissaires décident de provoquer un coup d'État, le chaudron est renversé et vidé de son contenu, et il est utilisé comme tambour et frappé avec la louche du çorbacı.
Le son des battements du chaudron est redouté du Sultan qui se trouve, dès lors, à la merci de ceux qui sont censés le protéger. Aussi le Sultan est-il particulièrement soucieux de répondre avec attention aux exigences de ses soldats qu’il considère, dit-on, comme "ses fils adoptifs".
Grâce à ce corps d’élite, pendant trois siècles, les Ottomans remportent de très nombreuses victoires et leurs conquêtes permettent l’expansion de l’Empire atteignant son apogée sous le règne de Süleyman (1520-1566). À cette époque, l’armée compte dans ses rangs plus de 30 000 janissaires.
Forts de leur réussite et de leur prestige, ils commencent à ne plus respecter la discipline, à enfreindre les règles de célibat, à ouvrir boutique et à rançonner les commerçants qu’ils terrorisent.
Néanmoins, bien que moins performants face aux armées occidentales, ils gardent un pouvoir certain et une influence redoutable pouvant se concrétiser par la destitution du Sultan s’il ne répond plus à leurs exigences.
Osman II, comprenant que les Janissaires prennent un pouvoir qui serait difficile à juguler, fait fermer les cafés et autres lieux où ils se réunissent pour organiser leurs réunions, voire leurs rébellions.
En réponse, le 9 mai 1622, ils envahissent le palais, emprisonnent le Sultan aussitôt remplacé par son oncle Mustafa Ier précédemment expulsé du trône par les Janissaires qui retrouvent alors leur intérêt à le remettre en place. Satisfaits temporairement du changement de dirigeant, ils font assassiner Osman II quelques jours plus tard.
Bien qu’assujettis au célibat, beaucoup de Janissaires ont enfreint la loi et fondé famille. Ils en profitent pour enrôler leurs fils à la façon d’une aristocratie héréditaire ce qui fait exploser les effectifs qui atteignent plus de 135 000 hommes au début du XIXème siècle.
Alors que l’armée de plus en plus importante aurait pu contribuer à l’expansion de l’Empire, au XVIIIème siècle les armées occidentales remportent toujours plus de victoires. Ces défaites à répétition de l’armée ottomane sont bien évidemment imputées aux Janissaires qui deviennent de moins en moins populaires aux yeux du Sultan mais aussi à ceux du peuple.
Intronisé le 7 avril 1789, Selim III organise un vaste programme de réformes afin de réduire l’influence des Janissaires, notamment en créant discrètement une nouvelle armée, le nizam-i djedid ("nouvel ordre"), majoritairement formée par des Occidentaux et équipée de matériel plus moderne et d’uniformes de style européen.
Redoutant toute innovation menaçant leurs pouvoirs et leurs privilèges, les Janissaires, aidés et soutenus par des étudiants en théologie, fomentent une violente rébellion, pénétrent dans le palais de Topkapı, assassinent 17 soldats de la nouvelle armée et plantent leurs têtes sur les piques qu’ils exposent aux portes du palais. Dans la frénésie de cette révolte, ils destituent Selim III et mettent son cousin Mustafa IV à sa place.
Apprenant qu’un Pacha des Balkans, Mustafa Bayrakdar, est en route pour venir en aide à Selim III, Mustafa envoie les Janissaires chercher Selim qu’ils traquent jusque dans la chambre de la Sultane Valide, le capturent et le mettent à mort le 28 juillet 1808.
Quand Le Pacha des Balkans arrive, hélas trop tard, il est accueilli par Mustafa IV qui lui jette la tête de Selim III au visage.
Devenu Sultan grâce à la révolte des Janissaires, Mustafa IV se trouve rapidement confronté à de nouvelles révoltes. Après avoir fait tuer Selim III, il décide de supprimer tous les membres mâles de sa famille. Son demi-frère, Mahmud II échappe au massacre et est immédiatement placé sur le trône à la place de Mustafa IV mis à mort peu après, le 15 novembre 1808 à l’âge de 29 ans.
Galvanisés par leur réussite, les Janissaires deviennent de plus en plus insatiables et incontrôlables. Ils rançonnent la population, les commerçants et les négociants. Ils menacent ceux qui refusent de payer, se servent sans vergogne dans les magasins et sèment la terreur au sein de la population.
En outre, leur incapacité à juguler la révolution grecque de 1821 ne fait qu’ajouter à leur discrédit.
Devant cette situation et bien qu’ayant fait preuve de patience, Mahmud II essaye, une fois de plus, de faire rentrer dans le rang ces soldats indisciplinés. En 1826, il fait publier un décret imposant un strict règlement de discipline et le port obligatoire de l’uniforme de style européen lors du prochain défilé prévu quelques semaines plus tard.
Si tactiquement, les Janissaires promettent, tout d’abord, de suivre les consignes, ils ne tardent pas à se mutiner pour ne pas "se plier à des exercices d’infidèles".
Trois jours avant la date prévue du défilé, devant leur refus d’obtempérer et après avoir renversé la nourriture servie dans leurs chaudrons, ils sont jetés hors du palais. Ils se répandent dans les rues, menacent les habitants et décident de tuer le Grand Vizir, de vendre ses épouses et ses enfants. Par chance, ils n’arrivent pas à les trouver.
Cette fois, c’en est trop et Mahmud II est décidé à éradiquer les insurgés. Assuré de l’adhésion certaine des Ulémas, des pachas, de la population et de l’armée qui lui est fidèle, il fait armer le peuple et les étudiants en théologie pour lutter contre les rebelles.
Malgré leur nombre important de plus de 20 000, les Janissaires se trouvent soudain déstabilisés par cette armée hétéroclite qui encercle peu à peu l’At Meydanı (ancien hippodrome) pointant des canons dans leur direction.
Le 16 juin, Mahmud II brandit l’étendard du Prophète derrière lequel se réunissent alors tous ses hommes, et part à l’assaut des Janissaires. Ces derniers, incrédules, ne prenant pas la mesure de la situation, envoient une délégation qui exige l’exécution des officiers réformistes et le retrait immédiat des troupes du Sultan. En réponse, Mahmud II fait bombarder maisons, casernes et quartiers où ils sont réfugiés.
Devant la détermination du Sultan et de sa troupe, certains Janissaires tentent de s’échapper et de se fondre dans la population mais leurs uniformes caractéristiques les font immédiatement reconnaître et ils subissent la vengeance de ceux qui les démasquent.
Devant l’horreur du massacre, quelques habitants pris de compassion, aident des fuyards à se cacher dans les chaudières des établissements de bains et viennent leur apporter de quoi survivre. Une chanson "hommes des chaudières" y fait, dit-on, référence.
Dans l’exaltation, la foule entre dans la cour de Topkapı, déverse du fumier dans les chaudrons et sur les étendards des Janissaires, souillant symboliquement ces soldats honnis et détestés.
À l’issue de cette journée sanglante, l’hippodrome et les rues de Constantinople ne comptent pas moins de 10 000 morts chez les Janissaires.
Néanmoins, les choses ne s’arrêtent pas là et, dans la capitale ottomane comme dans tout l’Empire, les biens des insurgés sont confisqués, brûlés ou démolis. L’extermination provoque, au total, la mort d’environ 30 000 Janissaires.
Désireux de faire disparaître définitivement toutes traces de ce corps d’armée haï et exécré, le Sultan et sa troupe font même renverser leurs stèles funéraires.
En Europe centrale et orientale les Janissaires ont laissé une image de violence, de cruauté et sont restés très longtemps un motif de terreur. Dans certaines régions d’Europe centrale, les enfants indisciplinés étaient menacés de l’arrivée du "méchant Turc" qui allait les emporter.
La dégradation de leurs vertus et de leur courage ainsi que la conviction que rien ne pouvait leur être refusé amenèrent inexorablement les Janissaires à leur perte.
Par un aimable euphémisme, cette journée fut officiellement désignée sous le nom d'"heureux événement" par la Sublime Porte. Ce fut, en fait pour les Janissaires... la rébellion de trop.