Toutes les deux semaines, le jeudi, nous partons à la découverte des trois minorités officiellement reconnues en Turquie : les Juifs, les Arméniens et les Grecs (Rum).
Bien que ceux-ci représentent aujourd’hui moins de 1% de la population, ils occupent une place essentielle dans l’histoire de la Turquie et d’Istanbul, et ont laissé leurs traces dans le paysage de l’ancienne Constantinople. Une Istanbul cosmopolite qu’ils continuent d’habiter et de faire vivre. Découverte en huit étapes : aujourd’hui, l’arrondissement de Şişli.
Passer de l’arrondissement de Beyoğlu – où nous étions lors de l’épisode précédent – à son voisin Şişli, c’est passer de la ville historique à l’Istanbul plus moderne, où les zones résidentielles remplacent les attractions touristiques. Mais c’est aussi, en ce qui concerne les minorités religieuses, naviguer du passé vers le présent. Alors que les minoritaires ont, pour la plupart, quitté Beyoğlu, Şişli est en effet le district d’Istanbul qui concentre aujourd’hui le plus de Rum, Juifs et Arméniens – et l’un de ceux, sans doute, où l’on peut le mieux observer ce fameux "cosmopolitisme" si cher aux vieux Stambouliotes.
Parmi tous les quartiers de l’arrondissement, Kurtuluş est certainement le plus emblématique de cette cohabitation inter-religieuse. L’ancienne commune grecque de Tatavla, rebaptisée Kurtuluş après la fondation de la République et à la suite de l’incendie ravageur qui détruisit une grande partie du quartier en 1929, compte encore, en particulier, une importante communauté rum. Tout en bas de la Kurtuluş caddesi, à la frontière de Dolapdere, on trouve ainsi l’église rum orthodoxe Aya Dimitri, l’une des plus anciennes de Tatavla. Non loin, la minorité possède également une école primaire, ainsi qu’une autre église un peu plus haut, à Feriköy. Celle-ci est jouxtée par "l’association éducative et culturelle de Feriköy", ou ERTHO selon l’acronyme grec, une association proposant de nombreuses activités aux familles et jeunes rum du quartier.
Une activité singulière est d’ailleurs intimement liée à l’histoire de Kurtuluş : Baklahorani, aussi appelé carnaval de Tatavla. Ce cortège musical et costumé a rythmé tous les ans, juste avant le Carême, la vie du quartier et de la minorité rum jusqu’à son interdiction par les autorités turques en 1943. Depuis 2010, toutefois, le carnaval de Tatavla connaît un timide regain, hélas freiné par la crise sanitaire.
Mais la vie cosmopolite de Kurtuluş ne se limite pas à la présence des Grecs. Le quartier, comme le reste de l’arrondissement de Şişli, s’impose comme le deuxième grand lieu de vie des Arméniens après Yesilköy-Bakırköy. En atteste notamment l’impressionnante concentration d’écoles arméniennes dans le district. De Pangaltı à Bomonti en passant par Feriköy, Şişli ne compte pas moins de cinq établissements scolaires arméniens, dont plusieurs catholiques, comme la petite Bomonti Ermeni Katolik Okulu.
Un peu plus haut, à la lisière des gratte-ciels de Mecidiyeköy, l’école Karagözyan étrenne son bâtiment centenaire.
Il faut ensuite descendre vers Osmanbey pour apercevoir un autre établissement scolaire incontournable, le lycée Mıhitaryan de Pangaltı, ouvert au milieu du XIXème siècle.
Mais aussi, à quelques centaines de mètres de là, dans une petite rue calme de Harbiye, un immeuble ancien à la discrétion trompeuse… Cet édifice abrite en effet la fondation Hrant Dink, créée en l’honneur du célèbre journaliste arménien. Figure emblématique de la minorité arménienne de Turquie, connu pour son discours pacifiste, Hrant Dink fut assassiné en 2007 par un jeune ultranationaliste turc, juste ici à Osmanbey, devant les locaux d’Agos, l’hebdomadaire bilingue arménien-turc qu’il avait fondé en 1996 puis dirigé – et dont les bureaux se situent maintenant dans le même bâtiment que la fondation. Celle-ci vise désormais à perpétuer la mémoire du journaliste et militant, ainsi que ses combats pour la démocratie et la réconciliation des peuples. Tout comme Agos, qui lui a survécu, poursuit sa mission d’information en ligne et sur papier – s’imposant aujourd’hui comme le journal "minoritaire" le plus largement suivi.
Quelques rues plus haut, dans le très huppé Nişantaşı, se trouve d’ailleurs le siège d’un autre représentant de la presse minoritaire d’Istanbul : le journal juif Şalom, fondé en 1947. Car la minorité juive, elle non plus, n’est pas en reste à Şişli… En veut pour preuve la synagogue Beth Israel qui serait, avec celle de Caddebostan, l’une des plus fréquentées d’Istanbul.
Si le bas de l’arrondissement, autour de Kurtulus, Feriköy et Pangaltı, se distingue par ses importantes communautés rum et arménienne, les familles juives, quant à elles, semblent se retrouver davantage autour de Nişantaşı ou Mecidiyeköy.
Mais on n’en trouve pas moins, dans ce dernier quartier, coincé entre l’autoroute et les buildings rutilants de l’Istanbul du troisième millénaire, un grand carré de verdure cerclé de murs. Avec, à l’intérieur, trois cimetières côte à côte. Un juif, un grec et un arménien.