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Sur les traces des minorités à Istanbul : #5 Beyoğlu

La synagogue Neve Şalom dans le quartier de GalataLa synagogue Neve Şalom dans le quartier de Galata
La synagogue Neve Şalom dans le quartier de Galata
Écrit par Marie Mangez
Publié le 16 mars 2022, mis à jour le 13 avril 2022

Toutes les deux semaines, le jeudi, nous partons à la découverte des trois minorités officiellement reconnues en Turquie : les Juifs, les Arméniens et les Grecs (Rum). 

Bien que ceux-ci représentent aujourd’hui moins de 1% de la population, ils occupent une place essentielle dans l’histoire de la Turquie et d’Istanbul, et ont laissé leurs traces dans le paysage de l’ancienne Constantinople. Une Istanbul cosmopolite qu’ils continuent d’habiter et de faire vivre. Découverte en huit étapes : aujourd’hui, l’arrondissement de Beyoğlu.

"Komo estas ?", "Klaro bueno, klaro bueno…", "Salak i jodotro !"… Au pied de la tour de Galata, entre deux chorégraphies, habitants et commerçants s’interpellent (et parfois s’insultent !) en ladino, ce castillan médiéval mâtiné de turc, parlé par les Juifs de Turquie depuis leur expulsion d’Espagne au XVème siècle. Nous sommes dans Kula’930, une comédie musicale créée par la communauté juive d’Istanbul et qui entend reconstituer, de façon fictive, la vie cosmopolite du quartier de Galata dans les années 1930. Si cette vision imagée du Beyoğlu de l’entre-deux-guerres n’est sans doute pas dénuée d’une part de fantasme, Galata a en effet constitué, jusque dans les années 1950, l’un des épicentres de la vie communautaire juive à Istanbul. Et bien que, comme la plupart des quartiers historiques de la ville, l’ancienne Pera accueille aujourd’hui davantage de touristes que de membres des minorités religieuses, on en perçoit encore de nombreuses traces.

A quelques pas de la fameuse tour de Galata, on trouve ainsi le discret musée des Juifs de Turquie, jouxtant l’une des plus importantes synagogues d’Istanbul, Neve Şalom. Cette "oasis de paix" (neve shalom en hébreu), derrière sa quiétude apparente, renferme en réalité une histoire tragique. En 1986, la synagogue est la cible d’une attaque par bombe et par balles, entraînant la mort de 25 personnes. Puis, près de vingt ans plus tard, en 2003, elle sera à nouveau dynamitée, en même temps que la synagogue de Şişli – les deux attentats faisant à leur tour plusieurs dizaines de victimes, dont 24 morts. Désormais bunkerisée, protégée par un système de sécurité drastique, Neve Şalom n’en reste pas moins le centre de nombreuses manifestations et festivités liées à la communauté juive.

Ces violences antisémites ne sont, hélas, pas le seul drame à s’être abattu sur l’arrondissement de Beyoğlu et ses minorités au cours du XXème siècle. Des minorités qui, à Pera, sont d’ailleurs longtemps demeurées majoritaires. Dans la "ville européenne", comme on avait coutume de l’appeler en opposition à sa voisine – Stamboul, la "ville turque", celle des Ottomans, de Sultanahmet et de Topkapi – les non-musulmans occupaient la place dominante. Les Juifs, certes, mais aussi et surtout les chrétiens : levantins et grecs, arméniens dans une moindre mesure. Une histoire qui explique la profusion d’églises, catholiques aussi bien qu’orthodoxes, dans ce district. Une histoire qui explique, aussi, les événements qui s’y sont produits il y a un demi-siècle – et dont la diversité religieuse de Beyoğlu n’est pas sortie indemne.

Dans la nuit du 6 au 7 septembre 1955, en effet, une foule enragée se dirige vers Pera, où de très nombreux commerçants rum tiennent boutique. Cet été-là, les tensions gréco-turques étaient à leur comble, la Grèce et la Turquie s’étant écharpées autour de la question chypriote. Début septembre, une rumeur court : la maison natale d’Atatürk, à Thessalonique, aurait été visée par un attentat à la bombe. Fausse information qui met le feu aux poudres. Et dans cette nuit du 6 au 7, les saccages s’enchaînent : 1004 maisons, 4348 boutiques, 27 pharmacies, 21 usines, 110 restaurants, hôtels et cafés, 73 églises, une synagogue et 26 écoles subissent d’importants dommages, quand ils ne sont pas totalement détruits. Au matin, l’avenue Istiklal et ses rues adjacentes sont méconnaissables : vitrines éventrées, sol jonché de verre et de débris, magasins ravagés, maisons incendiées. La communauté grecque est la première victime du pogrom, mais non la seule, les exactions ayant également touché les minorités juive et arménienne. Pour les Rum, cependant, cet événement restera dans les mémoires comme un catalyseur. Coup de grâce porté à la confiance de la minorité envers les autorités turques, celles-ci s’étant révélées complices des émeutiers, le pogrom de 1955 est cité par la plupart des Rum et des analystes comme l’une des sources principales de l’érosion démographique de la communauté.    

Si les violences du 6-7 septembre ont signé le départ de nombreux non-musulmans, et sonné le glas de la vie commerçante grecque de Beyoğlu, elles n’ont pas pour autant mis fin à toute vie minoritaire dans l’ancienne Pera. Le district compte encore plusieurs monuments architecturaux toujours sur pied, et institutions séculaires bel et bien actives.

Ainsi, en traversant la place Taksim, vous avez sûrement déjà aperçu les clochers de l’église rum orthodoxe Aya Triada. Parmi les innombrables églises de Beyoğlu, celle-ci est sans doute l’une des plus remarquables. 

 

église rum orthodoxe Aya Triada
Église rum orthodoxe Aya Triada

 

Dans la même rue, vous tomberez également sur deux imposants bâtiments, dressés face à face. D’un côté, l’école rum Zapyon. De l’autre, l’école arménienne Esayan. Erigés au XIXème siècle, les deux établissements faux-jumeaux accueillent des élèves de la primaire au lycée.

 

école rum Zapyon
École rum Zapyon

 

école arménienne Esayan Istanbul
École arménienne Esayan

 

Ces établissements ne sont pas les seules écoles minoritaires actives de l’arrondissement. Un peu plus loin, en descendant vers Galatasaray, se trouve aussi une illustre institution : le lycée rum de Zoğrafyon.  

 

entrée du lycée rum de Zoğrafyon Istanbul
Entrée du lycée rum de Zoğrafyon

 

Fondé en 1893, Zoğrafyon est, avec le lycée rum de Fener, l’un des plus prestigieux établissements scolaires de la minorité rum. Son édifice témoigne de cette grandeur peu ou prou révolue ; à l’intérieur, de part et d’autre du majestueux escalier, les salles de classe semblent figées dans le passé. Tout comme son homologue de Fener, ce lycée un peu "muséifié", qui formait jadis plusieurs centaines d’élèves chaque année, n’en accueille plus aujourd’hui que quelques dizaines – poignées de têtes clairsemées dans les immenses salles de cours.         

 

lycées Zografyon Istanbul
Salle de classe du lycée Zoğrafyon

 

Depuis quelques années, une autre population vient toutefois renflouer ces effectifs en berne. Venues du sud de la Turquie, de nombreuses familles assyriennes, faute de pouvoir disposer d’établissements scolaires assyro-chaldéens au-delà de la maternelle, choisissent de scolariser leurs enfants dans les écoles rum. L’arrivée de ces chrétiens non-grécophones, si elle permet d’éviter la fermeture des écoles, n’en soulève pas moins d’importants questionnements identitaires au sein de la petite communauté grecque d’Istanbul, réduite à moins de 2000 membres.

A Beyoğlu comme ailleurs, la minorité rum, à l’instar des minorités juive et arménienne, s’interroge sur son avenir stambouliote.

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