Pour terminer l’année Pierre Loti en beauté, lepetitjournal.com d’Istanbul est allé à la rencontre de Gisèle Durero-Köseoglu, grande contributrice du journal, professeure de lettres et écrivaine, au sujet de sa réédition du Loti de Claude Farrère. Hommage au "plus génial des écrivains français du XIXe siècle".
Lepetitjournal.com d'Istanbul : Pourquoi avez-vous souhaité rééditer ce livre d’hommage à Pierre Loti ? Quel est votre intérêt pour Claude Farrère ?
Gisèle Durero-Köseoglu : L’année 2023, centenaire de la mort de Pierre Loti, fut riche en événements littéraires consacrés au grand écrivain. Mais je crois que cette rétrospective aurait été incomplète sans la réédition d’un livre épuisé et tombé dans l’oubli, écrit par un écrivain qui avait bien connu Loti, Claude Farrère. Car ce dernier publia le récit autobiographique Loti pour rendre un ultime hommage à celui qu’il considérait comme "le plus génial des écrivains français du XIXe siècle".
Pourquoi lit-on Claude Farrère aujourd’hui ?
En réalité, on ne lit plus beaucoup Farrère aujourd’hui, bien qu’il soit l’auteur d’une œuvre colossale d’environ 85 livres et qu’il ait été célèbre de son vivant et académicien. Alain Quella-Villéger explique très bien cela dans sa biographie, Le Cas Farrère, Du Goncourt à la disgrâce (Paris, Presses de la Renaissance, 1989). Farrère a été boudé par la postérité qui lui reprochait certaines de ses idées représentatives de la droite nationaliste de l’époque, mais signalons cependant qu’en 1933, il adhère au "Comité français pour la protection des intellectuels juifs persécutés", c’est un écrivain qu’on ne peut pas "enfermer dans une case". Indépendamment des considérations politiques, on ne peut nier que Farrère est un grand écrivain, dont le roman Les Civilisés a remporté le prix Goncourt, et qui a aussi écrit deux très beaux romans sur la Turquie: L’Homme qui assassina, qui se passe dans les derniers fastes de l’Empire ottoman et dont j’ai effectué la réédition en 2013, avec mon fils Aksel Köseoglu; et Les quatre dames d’Angora, sur les changements de la condition des femmes turques à l’avènement de la république.
Comment Claude Farrère et Pierre Loti se sont-ils connus ?
Le 13 août 1902, l’enseigne de vaisseau Charles Bargone, futur Claude Farrère, âgé de vingt-six ans, est muté à Istanbul, sur le Vautour, l’aviso-stationnaire de l’ambassade de France à Tarabya. Or, le 9 septembre 1903, Julien Viaud, alias Pierre Loti, arrive à Istanbul pour prendre le commandement du Vautour ! Il se trouve que Farrère est un admirateur inconditionnel de Loti, dont il a découvert les romans à l’âge de quinze ans. Servir sous les ordres de Julien Viaud durant un an ne fera qu’accentuer la vénération que Farrère voue à l’écrivain Pierre Loti, comme il le raconte dans le chapitre intitulé "Pierre Loti quand je l’ai connu".
Quelles ont été leurs relations par la suite ?
Par la suite, leur relation aurait pu se distendre, d’autant plus que leur amitié n’était pas réciproque et que Loti, bien que toujours courtois, n’éprouvait pas, au départ, de sympathie particulière pour Farrère, comme ce dernier le remarque souvent avec un peu d’amertume. Mais il se produit un événement inattendu. Comme il le rappelle dans le chapitre "De 1904 à 1921", lorsque quelqu’un, en 1909, porte atteinte à l’honneur de Loti, Farrère n’hésite pas à le provoquer en duel pour défendre son ancien commandant ! Lorsque Loti apprend que c’est Farrère l’a si courageusement soutenu, il lui écrit une lettre pour s’excuser de l’avoir jadis mal jugé et l’assure désormais de son amitié sans faille. A partir de là, ce sera toujours à Farrère que Loti fera appel comme à son "homme-lige", quand il aura besoin d’aide. Lorsque, en 1921, Mustafa Kemal envoie à Rochefort une délégation de l’ambassade turque pour remercier Loti de son engagement politique en faveur de la Turquie, Loti, diminué par un accident vasculaire cérébral, demande, par télégramme, à Farrère de venir. Un chapitre très émouvant intitulé "Ma dernière visite à Loti", évoque cet épisode. Il me semble donc que le principal facteur ayant rapproché les deux écrivains est l’admiration éperdue que Farrère éprouvait pour l’écrivain Pierre Loti, et par la suite, pour le commandant Julien Viaud.
Quels sont leurs centres d’intérêts communs en tant qu’écrivains ?
Comme Pierre Loti, Claude Farrère est un écrivain turcophile. Ils ont tous deux fait partie des rares intellectuels français à prendre la défense de l’Empire ottoman durant les guerres balkaniques et après la Première Guerre mondiale, en militant, en 1920, contre le Traité de Sèvres. C’est le sujet des derniers écrits de Loti, avec les livres Les Alliés qu’il nous faudrait (1919), La Mort de notre chère France en Orient (1920) et Suprêmes visions d’Orient (1921).
Avant leurs adieux à Rochefort, Loti fait promettre à Farrère de poursuivre son action en faveur de la Turquie et Farrère jure. Il tient son serment puisqu’il effectue, en 1922, un mémorable voyage en Turquie où il se rend à Izmit, le 18 juin, pour faire connaissance avec Mustafa Kemal, chef de la Guerre d’Indépendance. Lorsqu’il rencontre le "Gazi" (le "Victorieux"), Farrère comprend tout de suite que l’avenir de la Turquie est entre les mains de cet homme dont la personnalité le fascine et il écrira ensuite La Turquie ressuscitée. Il est indéniable que cet engagement commun pour la Turquie a cimenté, dans le temps, l’amitié entre Loti et Farrère.
Qu’apprend-on sur Loti dans ce livre ?
Les éléments du journal de Farrère permettent de tracer un portrait moral inédit de Loti, très éloigné de celui du personnage excentrique que l’on décrit parfois. Homme discret, "juste et silencieux", parlant peu de lui-même et de ses livres, causant plutôt de "marine, de voyages, d’actualités". Farrère évoque aussi sa "perpétuelle timidité" et "son raidissement continu pour la surmonter." Loti est un solitaire, peu intéressé par la vie parisienne et donc peu aimé par sa hiérarchie, jalouse de sa gloire littéraire ; juste et délicat envers les hommes qu’il commande et soucieux de leur indépendance: "Il met aux moindres choses de service un sérieux et une conscience que je n’ai jamais vus qu’à lui." Et passionné par le chat, qui serait pour lui "une sorte d’être humain qui parlerait une autre langue." Au final, selon Farrère, Loti est un "cœur… effarouché de solitude", qu’il compare à un "Grand Sphinx".
Est-ce difficile, de rééditer un livre oublié ?
Oui, car cela demande un travail important pendant des mois. On retape tout le texte original sur ordinateur; puis, il faut rédiger la préface, ajouter des notes sur des détails d’époque que le lecteur actuel pourrait ne pas comprendre. Au final, on sait bien que ce genre de livre n’est pas très commercial; il ne s’adresse qu’à une certaine catégorie d’amateurs et on n’est même pas sûr que la vente amortira les frais de la publication. Disons que l’on travaille essentiellement par amour de la littérature et pour tirer de l’oubli des trésors du patrimoine culturel…
Gisèle Durero-Köseoglu présente : Claude Farrère, LOTI, Istanbul, Editions GiTa, Collection "Istanbul de Jadis", 2023.
Le livre sera disponible à la vente au marché de Noël d’Istanbul Accueil la samedi 16 et le dimanche 17 décembre à l’Institut Français d’Istanbul.
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