Le petitjournal.com d’Istanbul est allé à la rencontre d'Alain Quella-Villéger, spécialiste de l'écrivain Pierre Loti, mort il y a cent ans en 1923 et grand admirateur de la Turquie. Première partie d'un entretien d'une grande richesse autour d'un personnage dont on n'a pas encore fait le tour...
Pierre Loti à Istanbul est certes un sujet un peu convenu, mais il est intéressant de voir en quoi l’œil de Loti sur Istanbul est encore d’actualité aujourd’hui. Faut-il rompre avec l’image d’un colonialiste (ce qu’il ne fut pas), petit-bourgeois privilégié de la Belle Époque, reflet d’un temps révolu ?
De fait, Pierre Loti s’est attaché à lutter contre l'incompréhension ou les préjugés, sans en être toujours à l’abri, et les habituels clichés orientalisant de son époque, combat qui demeure d’actualité.
Pourtant Pierre Loti reste souvent prisonnier d'une image de petit-maître de la littérature ; ainsi il n'est pas question qu'il soit, encore aujourd'hui, publié dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Même s'il était adulé par beaucoup, il pouvait irriter et continue d’en irriter certains.
Aussi, est-il toujours intéressant de s'interroger sur la portée de ses nombreuses publications : romans, dessins, photographies, journal intime, sans parler de sa très riche vie personnelle.
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Tout d’abord, Alain Quella-Villéger, avant de parler de votre rapport à Loti et à Istanbul et de vos dernières publications, pouvez-vous nous éclairer sur cet amour particulier de Pierre Loti pour Istanbul, vous qui avez grandement contribué à redorer son image ? En quoi en parle-t-il si bien ? En quoi sa vision est-elle toujours d'actualité ?
Alain Quella-Villéger : Son premier roman, "Aziyadé", consacré à la Turquie, est passé inaperçu et parut sans nom d’auteur, ce n'est qu'après que le succès populaire viendra. Deux camps coexistent : ses admirateurs inconditionnels, gens du peuple ou lettrés brillants d'une part, et d'autre part ceux qui ne peuvent pas le supporter. Les critiques de l’époque parlent d'orientalisme facile, de mise en scène d'amour sensuel exotique, etc… Cette critique a sa part de légitimité. La grande admiration qu'il suscite à l’époque relève du style, de l’écriture. Lorsque le personnage n’est pas apprécié, il y a un accord pour dire que l’écrivain est tout de même assez épatant.
En quoi se démarque-t-il ?
Pierre Loti a une connaissance du terrain. Ce n’est pas l’homme d’un seul voyage, il est allé à Istanbul sept fois (au total presque trois années). Il n’est pas un touriste d’hôtel. En tant que marin, il a une connaissance du peuple, des bateliers, auxquels il s’intéresse. De fait, il a une proximité dans son témoignage, y compris dans ses romans. Il est donc au plus près du terrain, mais il fréquente également les élites, jusqu’au sultan. Il a su fréquenter des milieux politiques très divers, parfois très progressistes, il couvre un spectre très large dans sa connaissance des populations, qu’elles soient turques, grecques, juives, italiennes, etc. Il a noué une véritable empathie très diverse au sein de la population turque. Il vient avec sa subjectivité.
Loti est donc un écrivain engagé avec un parti-pris turcophile. Ce courage politique lui a valu des ennemis. Pour lui, l’important était que la Turquie continue d’exister, qu'elle ne soit pas rayée de la carte au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Istanbul n'a-t-elle pas un aspect mythique pour Pierre Loti ?
En effet, Pierre Loti a créé son propre mythe autour d’Istanbul. C'est une ville qui a été pour lui le lieu d’une libération amoureuse, d’une démocratie, d’une société très multiple et pacifique, débonnaire (mélange des gens au pied des mosquées pour aller fumer le narguilé ou boire du thé). Il a l’image d’une ville apaisée, où tout est possible. C’est une vision très personnelle, qu’il a partagée, avec un attachement très obsessionnel au passé et à sa préservation. Il trouve que cette ville est belle, éternelle, pluriséculaire et qu'il ne faut évidemment pas y toucher.
Donc, c'est une vision qui ne correspond pas à ce qu'on pourrait faire en termes d'analyse sociologique à ce moment-là, mais il s'est créé un mythe pour lui-même.
Dans sa maison de Rochefort, Pierre Loti a cherché à recréer le monde de ses voyages. La Turquie y a une grande place avec la stèle d'Aziyadé, le salon turc et la mosquée. Que révèle cette mise en scène ?
Cette maison est pour lui un jeu personnel, ce que j'aime à appeler un "rêvoir". Il y met ce qu'il peut en provenance des lieux qui lui ont été chers sur la planète, avec les moyens du bord, mais quand même beaucoup d'argent.
La restauration de cette maison qui n'est plus ouverte au public depuis 2012, est un des plus grands chantiers muséaux du siècle. Sa réouverture était prévue pour cette année, année symbolique du centenaire de la mort de Pierre Loti, mais il va falloir finalement attendre 2025.
Et vous, Alain Quella-Villéger, qu'est-ce qui vous attache tant à la Turquie et à Istanbul ?
Étant adolescent, j'ai été amené à lire, notamment "Aziyadé" à un moment où on devait aller en Turquie avec mes parents. À cette époque, à Rochefort où j’habitais, on parlait de Loti, mais il n’était plus vraiment lu. Sa maison a ouvert au public en 1973, et moi, je suis allé en Turquie en 1972. Loti était un écrivain connu, considéré un peu comme un objet exotique, dépassé. Il n’intéressait pas grand monde ! Moi, j'avais lu "Aziyadé" et ça m'a beaucoup touché, et forcément, j'ai vu Istanbul à travers le roman que je venais de lire. Quand on est adolescent, on est encore impacté, naturellement, par beaucoup de choses ; donc c'était forcément un moment très fort. En 1972, Istanbul était encore un mélange d'avant-guerre, d'après-guerre avec de vieux taxis à l'américaine et puis de sixties, avec aussi l'émergence d'un capitalisme triomphant, qui mettait beaucoup de désordre là-dedans.
C'est une ville fascinante par tous ces mélanges. J’ai circulé pas mal ailleurs dans le monde et ça reste une des villes les plus fascinantes.
Peut-on donc considérer la maison de Rochefort comme une véritable œuvre de Pierre Loti, au même titre que ses livres ?
Oui, l'écriture est sans aucun doute un des outils pour exister après la mort, mais aussi l’architecture. Loti a une position assez ambiguë. Il écrit un journal intime, mais il dit : "Il n’a pas besoin de me survivre", alors que finalement, il fait tout pour qu'il soit conservé. Et puis un journal intime, c'est très souvent écrit pour les autres. Et il construit une maison où, effectivement, lui, il ne détruit rien de son vivant. Et il laisse à son fils la possibilité d'en faire ce qu'il voudra. Mais déjà, il a pensé sa maison d'une façon muséale. Elle se visite déjà, il reçoit... C'est une œuvre d'art. Il a un discours un peu pessimiste, "Après moi, ça n'a aucune importance". Mais en même temps, il n'a qu'une obsession, c'est la durée. Et la durée après lui.
Êtes-vous attaché au passé, comme Loti ?
Je ne crois pas, même quand on est historien. On dit toujours que l'histoire, c'est connaître le passé pour mieux comprendre le présent et préparer l'avenir. Donc non, je ne suis pas du tout passéiste. C'est un outil de compréhension du présent.
Quel est aujourd'hui le rapport des Turcs à Loti ?
Du vivant de Loti, ses livres n'ont pas été traduits. Une première traduction d'Aziyadé a été faite en alphabet arabe, mais à partir du moment où la réforme de l'alphabet est intervenue ses romans ont fait l'objet de traductions en turc moderne.
Loti a donc une présence. Son nom a une présence certaine avec la colline, le café Pierre Loti. Je pense qu'il y a une popularité autour de ce lieu. Il serait d’ailleurs intéressant de faire une enquête auprès des gens qui fréquentent ces lieux pour voir ce qu'ils savent de Loti. Ce serait peut-être assez surprenant. Le plus souvent ce qui domine, c'est l'image du grand ami des Turcs, ou d'un académicien français, d'un grand écrivain français, d'un grand marin, ça ne va pas beaucoup plus loin. Les lecteurs se trouvent eux dans un public universitaire lettré qui lit en français et en turc.
Mes interventions à l’Université Galatasaray, au lycée Notre Dame de Sion, à l’Institut français essayent d'élargir le spectre. On me demande d’intervenir sur Loti et je ne demande pas mieux !
La bande dessinée est aussi un moyen nouveau pour faire connaître Pierre Loti ?
Avec mon frère, Didier Quella-Guyot, et le dessinateur Pascal Regnauld nous avons publié une bande dessinée cette année, "Pierre Loti, une vie de voyageur". Nous espérons qu'elle pourra être traduite en turc.
Avec ce roman graphique, l’idée est de toucher un public large et de raconter une autre histoire que seulement celle de "l'ami de la Turquie". Le format du roman graphique est plus accessible pour les néophytes. Nous voulions montrer un écrivain voyageur qui sorte Pierre Loti de la fausse image du vieil écrivain colonialiste réactionnaire condamné à de multiples turpitudes.
Rentrée littéraire : du nouveau sur Pierre Loti par Alain Quella-Villéger 2/2
Centenaire de la mort de Pierre Loti
Ouvrages publiés par Alain Quella-Villéger (2023)
Gustave à la mer, le frère chéri de Pierre Loti (1836-1865). Bleu autour, octobre 2022.
Pierre Loti. Une vie de voyageur. Roman graphique, scénario en collaboration avec Didier Quella-Guyot, dessins de Pascal Regnauld, Calmann-Lévy, janvier 2023.
P. Loti, Le Monde, en passant, anthologie de reportages réunis en collaboration avec Bruno Vercier, Calmann-Lévy, janvier 2023.
P. Loti, Mon mal, j’enchante. Lettres d’ici et d’ailleurs (1866-1906), réunies et présentées en collaboration avec Bruno Vercier, La Table Ronde, février 2023.
P. Loti, Cette éternelle nostalgie – Journal intime, extraits (1878-1911), en collaboration avec Bruno Vercier et Guy Dugas, nouvelle édition revue, La Table Ronde, coll. Petite Vermillon, février 2023.
P. Loti, Soldats bleus, coll. Petite Vermillon, février 2023, réédition sous nouvelle couverture.
Préface à P. Loti, Aziyadé suivi de Fantôme d'Orient, Litos/éditions du Rocher, mai 2023
Planète Loti, Magellan & Cie, septembre 2023
Chez Loti. Le roman d'une maison d’écrivain, Bleu autour, octobre 2023
Pierre Loti qui ne lit jamais… L’histoire de son élection à l’Académie française, Bleu autour, octobre 2023
> Exposition Planète Loti, du 16 au 30 décembre à Rochefort.
> Pour en savoir plus sur la maison de Pierre Loti, rendez-vous ICI.