Toutes les deux semaines, le mardi, lepetitjournal.com Istanbul vous propose un rendez-vous "Parlons Turquie..." à travers des courts textes de Samim Akgönül, auteur du "Dictionnaire insolite de la Turquie". Vous y êtes invités à découvrir des concepts, mots et expressions ou des faits peu connus mais aussi des personnages insolites de l'espace turc, inspirés du dictionnaire en question. Aujourd'hui, la lettre "Y"...
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Les tics de langage viennent et s’en vont, mais de tout temps, il y en a qui ponctuent les conversations quotidiennes à tel point que parfois on ne les remarque même plus.
D’origine arabe, yani qui signifie "c’est-à-dire", constitue un des tics de langage les plus répandus en Turquie, au même titre que "like" en anglais, ou "quoi" en français. Si vous le prononcez en penchant votre tête légèrement à droite, cela signifie "pas tout à fait". Un autre tic, plus récent (et tout aussi irritant) est aynen ("exactement ") prononcé comme réponse pour tout et son contraire. Şey est aussi un mot répété à l’envi comme une pause dans le phrase. Le mot d’origine arabe signifie "chose" mais il est utilisé comme "eeuuuu" au milieu de la phrase, comme introduction de la phrase lorsqu’on demande quelque chose de gênant ou honteux, mais aussi comme joker, lorsqu’un mot nous échappe. Si quelqu’un vous dit şey yaptım (mot à mot "j’ai fait chose"), ça peut vouloir dire, j’ai fait l’amour, j’ai fait mes besoins ou tout simplement j’ai fait quelque chose mais je ne me souviens plus quoi. Hadi bakalım (haydi bakalım) littéralement "allez, regardons" qui est actuellement le tic linguistique le plus usité, pour commencer n’importe quelle tâche, de la plus petite (se lever !) à la plus grande (se marier !) comme allons-y, allons voir, ou Hop là ! L’auteur de ces lignes s’est dit hadi bakalım, lorsqu’il a commencé à rédiger ce texte. Il va se lever maintenant pour se préparer un çay en se disant, hadi bakalım et écoutant Sezen Aksu chanter les paroles d’Aysel Güler :
Hadi bakalım kolay gelsin
Bir acaip zor yarış
Bana ne aman ben anlamam
Pek hesaplı ince iş
Allez-y, bon courage
C’est une course bizarre et difficile
Je m’en fiche, je n’y comprends rien
C’est une affaire trop fine, trop calculée
Parmi les tics de langage, il y a en a qui viennent du français également. Son âge d’or se situe à la fin du 19e et au début du 20e siècle, où non seulement il s’agissait de la langue des lettrés mais de plus, où les mots français étaient préférés aux mots arabes ou persans, parce que cela faisait plus occidental. Une partie de ces mots en usage en turc sont méconnaissables à l’oreille française. Ils ont changé de prononciation, ils sont affublés des suffixes qui les rendent incompréhensibles aux Français, ou tout simplement, s’ils sont courants en turc, ils ont disparu du français contemporain.
Ainsi, s’il est facile de deviner ce que signifie Otobüsteki komik ve sempatik şöför (chauffeur comique et sympathique dans le bus), il est plus difficile de deviner que şezlong est une chaise longue, bisküvit est un biscuit ou kuruvasan est un croissant.
Par ailleurs, des mots tels que palto qui signifie manteau est d’usage fréquent en turc alors que "paleteau" a complètement disparu du français. De la même manière, tous les Turcs connaissent le damacana, grande bonbonne d’eau qu’ils commandent aux vendeurs d’eau dans les villes (car l’eau du robinet n’est en général pas potable), sans savoir que le mot est la déformation de "Dame Jeanne" qui contenait plus souvent de l’eau de vie que de l’eau !
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Dernières publications de l'auteur :
> Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et constructions dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Éditions Isis, 2022 ;
> Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021 ;
> Akgönül Samim, La Turquie nouvelle" et les Franco-Turcs": une interdépendance complexe, Paris, L'Harmattan 2020.