La nomination à un poste gouvernemental pour des raisons humanitaires est un concept que j’ai découvert pour la première fois en Inde. D’ailleurs, il n’y a aucune entrée sur Wikipédia pour décrire cette figure juridique. Mais je pense que cette particularité indienne reflète la société tout autant qu'elle souligne l’importance des emplois gouvernementaux en Inde.
Emplois gouvernementaux : quelques heureux élus
Les emplois gouvernementaux ne représentent que 2,4 % du total des emplois en Inde, mais à l’exception des postes très spécialisés dans le secteur privé, ils sont sans aucun doute les plus convoités par les travailleurs indiens. Sur une population active de 621 millions de personnes, seulement 15 millions travaillent pour le gouvernement central ou les États. Aux Etats-Unis, malgré toutes les critiques formulées contre les emplois gouvernementaux et les points de vue variés sur le spectre politique, on compte 77 fonctionnaires pour mille habitants. La France en recense 74 (90 pour les départements et territoires d’outre-mer), tandis qu’en Inde, il n’y en a que 16 pour la même proportion de population.
En fait, selon les données publiées par le Bureau of Labor Statistics des États-Unis, et malgré les critiques constantes envers la fonction publique, le nombre total d’employés fédéraux aux États-Unis a atteint son plus haut niveau en 20 ans début 2024. En Inde, le nombre d’emplois gouvernementaux reste stable, et chaque fois que l’ouverture de certains postes est annoncée, un nombre impressionnant de candidats tente de décrocher ces emplois prisés.
Obtenir un poste de fonctionnaire en Inde : la foire d’empoigne
Dire que l’Inde a une très grande population est un euphémisme, car l’année dernière, le pays a dépassé la Chine, devenant ainsi le pays le plus peuplé au monde. La difficulté qui peut exister à atteindre un objectif personnel au milieu d'une population aussi vaste est difficile à concevoir pour ceux qui sont nés et ont grandi dans des pays moins peuplés et plus prospères.
Chaque étape de la vie est une compétition pour accéder aux meilleures opportunités. Les Indiens se battent pour obtenir une place dans les meilleures écoles, s’entassent pendant des années dans des centres de formation, passent des examens d’entrée extrêmement exigeants pour intégrer les meilleures universités publiques, et, enfin, affrontent les concours les plus compétitifs pour décrocher les postes gouvernementaux les plus prisés.
Accéder à l’éducation supérieure publique en Inde : un parcours très sélectif
Par exemple, les chances d’entrer dans l'une des meilleures universités publiques d’ingénierie en Inde sont d’environ 0,5 %. En France, le taux d’admission à l’École Polytechnique se situe entre 10 et 15 %, tandis que Sciences Po Paris admet environ 18 % des candidats. Quant aux universités de la Ivy League aux États-Unis, leur taux d’admission varie entre 3 et 7 %. Cela peut sembler déjà très sélectif, mais cela n’a rien de comparable à la lutte incessante des aspirants indiens.
Et la situation ne s'améliore pas pour les Indiens. La course pour décrocher un bon emploi est la plus difficile. Selon les statistiques officielles, au cours des 10 dernières années, 220 millions de candidats ont postulé à des emplois gouvernementaux, mais seulement 720 000 ont réussi à en obtenir un. Les chances de décrocher un emploi dans la fonction publique sont donc inférieures à 0,5 %.
Aujourd'hui, le nombre de personnes ayant réussi à obtenir un emploi gouvernemental est presque équivalent au nombre d'Indiens qui ont tragiquement perdu la vie à cause d'une morsure de serpent. Dans son dernier rapport, l'Organisation mondiale de la santé a dénombré plus d'un demi-million de décès par morsure de serpent en Inde au cours de la dernière décennie.
La mort en Inde : des causes évitables ?
Le titulaire d'un emploi dans le secteur public comme soutien de famille
Dans un pays où 90 % de la main-d'œuvre est employée dans le secteur informel, un emploi dans le secteur public confère à son titulaire non seulement respect et reconnaissance, mais aussi, ce qui est crucial, un contrat de travail, de la stabilité, des avantages en matière de sécurité et un revenu régulier. Un poste dans le secteur public transforme la vie de son titulaire ainsi que celle de sa famille, tant la différence entre un emploi public et un emploi privé est marquée.
Le salaire d'entrée pour un emploi peu qualifié dans le secteur public est de 33 000 INR, en plus d'avantages tels que les dearness allowances, une allocation versée aux employés et retraités du secteur public pour compenser l'effet de l'inflation. Il s'agit, en pratique, d'un ajustement au coût de la vie, calculé en pourcentage du salaire de base.
Les employés du secteur public bénéficient également de l'allocation de loyer et de congés payés, tandis qu'un salaire d'entrée pour un emploi peu qualifié dans le secteur privé se situe autour de 10 000 INR, et ce de manière très optimiste, souvent sans aucun avantage.
Fondements de la « nomination pour raisons humanitaires »
Il est donc compréhensible que lorsqu'un membre de la famille occupant un emploi gouvernemental décède, au-delà de la tragédie humaine de la perte d'un être cher, cela entraîne un bouleversement complet des finances familiales.
Pour cette raison, le gouvernement indien a mis en place un régime de sécurité sociale permettant de nommer un membre de la famille immédiate à un poste. Ce dispositif vise à atténuer la détresse financière à laquelle la famille est confrontée, celle-ci risquant souvent de sombrer dans l'indigence après le décès du titulaire de l'emploi public.
Conditions d'octroi d'un emploi pour raisons humanitaires
La procédure d'octroi d'une nomination pour raisons humanitaires commence par le décès, en cours de service, d'un fonctionnaire du gouvernement, ou sa retraite anticipée pour des raisons médicales avant l'âge de 55 ans.
La législation encadrant la nomination pour raisons humanitaires est le Régime de nomination pour raisons humanitaires sous le gouvernement central de 1994-1998, ainsi que ses amendements successifs consolidés dans le règlement de 2013.
Les forces armées sont également incluses dans le processus d'octroi d'emplois pour raisons humanitaires. Le décès d'un militaire peut permettre à un membre de sa famille d'accéder à un poste civil au sein de n'importe quelle institution ou organisation relevant du ministère de la Défense.
Critères et questions juridiques de la nomination pour raisons humanitaires
Pour qu'un membre de la famille ait droit à un poste pour raisons humanitaires, sont considérés comme "membres de la famille" le conjoint, les fils et filles, ainsi que les frères ou sœurs dans le cas d'un fonctionnaire célibataire.
Même si la définition de "membre de la famille" semble claire, les cas se sont accumulés devant les tribunaux. Les questions soulevées concernent l'identification précise des membres de la famille éligibles, leur droit à obtenir le poste, le délai après le décès du titulaire pour postuler, et bien d'autres interrogations qui ont contribué à définir le concept de compassionate appointment.
Voyons comment, en pratique, la jurisprudence relative à l'octroi d'un poste pour raisons humanitaires a façonné cette méthode très particulière, et typiquement indienne, d'entrée sur le marché du travail.
La nomination pour raisons humanitaires : une égalité des chances pour les femmes et les fils illégitimes ?
Il s'agit d'un des nombreux aspects de la société où les droits des femmes ont mis beaucoup de temps à atteindre l'égalité avec ceux accordés aux hommes.
La Haute Cour d'Orissa et le droit des filles mariées
Comme beaucoup d'autres affaires, celle-ci, débutée en 2004 lorsque le père de la requérante, employé comme professeur d'éducation physique dans une école publique, est décédé, a traîné devant les tribunaux. Après de nombreux recours administratifs, l'affaire a été portée devant le système judiciaire en 2013, et la Haute Cour a rendu son verdict en 2024.
Dans ce cas, la requérante, qui sollicitait une nomination pour raisons humanitaires, était célibataire au moment de sa demande, mais s'était mariée entre-temps. À cause de ce mariage, les autorités ont rejeté sa candidature pour le poste précédemment occupé par son père.
En 2010, le gouvernement de l'État d'Orissa avait approuvé une résolution excluant les filles mariées du bénéfice des nominations pour raisons humanitaires, arguant qu'elles ne dépendaient plus de leur père. Cette résolution de 2010 a été à l'origine du refus de sa demande. Lorsque l'affaire est parvenue à la Haute Cour d'Orissa, la question posée était de savoir si une fille mariée pouvait être éligible à une nomination pour raisons humanitaires et si la circulaire de l'État, excluant les femmes mariées en fonction de leur statut matrimonial, était légale.
La Cour a finalement établi que le critère de nomination devait être fondé sur la dépendance des personnes à charge du fonctionnaire décédé et ne devait pas être lié à leur statut matrimonial, incluant ainsi les filles mariées parmi les « membres de la famille » d'un fonctionnaire.
La décision a été rendue si tardivement que la Cour doit désormais déterminer comment adapter l'âge de la requérante pour un poste approprié.
La Haute Cour de Madras et, encore une fois, la question des filles mariées
Les restrictions à l’emploi pour raisons humanitaires n'existaient que pour les filles mariées. Aucune restriction similaire n’était appliquée aux fils mariés d’employés décédés.
Dans une affaire portée devant la Haute Cour de Madras, une femme avait déposé une requête pour obtenir une nomination pour raisons humanitaires, mais celle-ci avait été rejetée au motif qu’elle était mariée lorsque son père était décédé.
Comme c’est malheureusement souvent le cas, il a fallu des années et plusieurs décisions judiciaires pour enfin établir le droit des filles mariées à bénéficier d’un emploi pour raisons humanitaires.
Parallèlement, le tribunal a reconnu que les filles mariées se voyaient imposer une tâche très difficile : prouver qu’elles dépendaient entièrement du revenu de leur parent pour être éligibles à une nomination pour raisons humanitaires.
La Cour a déclaré que "si l’obstacle de considérer une fille mariée comme un membre de la famille était déjà surmonté, le problème de déterminer si cette même fille dépendait de ses parents restait une question très complexe". Dans sa décision, la Cour a évoqué cette difficulté en affirmant que "ce type de preuve se heurte à des questions culturelles complexes, notamment lorsqu’il s’agit de reconnaître qu’une femme mariée reçoit le soutien de ses parents, ce qui remet en cause la dignité du mari et de sa famille".
Elle a également souligné que cette aide n’est généralement ni comptabilisée ni reconnue dans la société, de manière à se conformer aux normes culturelles dominantes.
Tout en soutenant le droit des filles mariées à une nomination pour raisons humanitaires, la Cour a fait référence au précédent du jugement rendu par la Haute Cour du Karnataka dans l'affaire Bhuvaneshwari V. Purani vs. State of Karnataka (2021), où il avait été conclu que refuser une nomination pour raisons humanitaires à une fille mariée, tout en l’accordant à un fils marié, était contraire aux principes d'égalité garantis par la Constitution indienne.
Bien que la Cour suprême, dans l’affaire État du Karnataka contre C. N. Apoorva Shree de 2021, ait confirmé le droit des filles mariées et invalidé l’usage du terme "célibataire" dans les règles de la fonction publique du Karnataka (nomination pour raisons humanitaires) de 1996, en déclarant que l’exclusion des filles mariées du champ d’application de l'expression "famille" était illégale et inconstitutionnelle, la question continue de faire l’objet de débats devant les tribunaux.
Et la descendance illégitime ?
Dans une décision récente de la Haute Cour du Chhattisgarh, le fils "illégitime" d’un fonctionnaire décédé a été jugé éligible à une nomination pour raisons humanitaires, annulant ainsi la décision qui avait rejeté sa demande d'emploi pour un poste humanitaire en 2015.
Ce qui est particulièrement remarquable, c’est qu’en 2024, la question de l’illégitimité de la descendance demeure d'actualité. Dans l'affaire Union of India and others v. VR Tripathi, la Cour suprême a affirmé : "Dès lors que l’article 16 de la loi sur le mariage hindou de 1955 établit la légitimité d’un enfant né d’un mariage conclu alors que le mariage précédent subsistait, il ne serait donc pas loisible à l’État, conformément à l’article 14 de la Constitution, d’exclure un tel enfant du bénéfice d’une nomination pour raisons humanitaires."
Finalement, la nomination pour raisons humanitaires est-elle un droit ?
La Cour suprême a précisé que la nomination pour raisons humanitaires n’est pas un droit acquis, ni un moyen de trouver un emploi. Il s’agit plutôt d’un dispositif de sécurité sociale mis en place par l’État et les organisations du secteur public.
Elle repose sur la considération de l’urgence. Ainsi, la demande de nomination pour motif humanitaire présentée par une personne à charge du salarié décédé ne peut être examinée après un délai significatif depuis le décès. En outre, il est nécessaire que le candidat soit apte à occuper le poste et que la nomination concerne un groupe déterminé de postes dans les quotas de recrutement direct. Enfin, il faut que la famille du fonctionnaire décédé soit en situation de précarité et nécessite une aide économique immédiate.