Une bataille silencieuse se déroule sur les réseaux sociaux : celle des “ABG girls” et des “Xiaohongshu girls”. Ces termes désignent deux esthétiques distinctes, deux philosophies de vie, et surtout, deux plateformes qui façonnent l’identité des jeunes filles aussi bien en Chine qu’au sein de la diaspora chinoise dans le monde. Décryptage.


ABG : audace et culture occidentale
Les Asian Baby Girls, ou ABG, sont nées au sein des communautés asiatiques-américaines lors des mouvements de migrations depuis l’Asie du Sud-Est vers les Etats-Unis dans les années 1980 et 1990. Ces femmes issues de l’immigration intégraient souvent des gangs avant d’assurer leur survie une fois arrivées aux Etats-Unis d’où le terme “ Asian Baby Gangster” a émergé.
De nos jours, le terme renvoie au stéréotype du mode de vie de certaines jeunes femmes de la communauté asiatique ayant grandi dans un pays occidental. Virale sur les réseaux sociaux et très couramment utilisé par les jeunes, la ABG est maintenant une catégorie de jeune femme aux caratéristiques sociologiques et une esthétique bien définies. Imaginez une fille asiatique maquillée, cheveux décolorés, eye-liner, lèvres souvent botoxées, extensions de faux cils et souvent parée de tatouages. Une ABG girl a également toujours les ongles parfaitement manucurés, tenant sa cigarette électronique dans une main et sa bouteille de soju dans l’autre, le tout à la terrasse d'un bar branché.
Le look ABG c’est aussi un style vestimentaire, mais pas seulement. C’est aussi un ensemble d’habitudes de consommation. Elle boit du boba, écoute du Keshi, étudie au sud de la Californie, achète ses encas à la boulangerie américaine et adore aller à des festivals de musique. Elle incarne l’amusement et reflète un mode de consommation occidental.
Cette attitude est maintenant considérée comme un synonyme du côté “baddie” , un terme dérivé de la pop-culture depuis les années 2010 pour désigner les jeunes femmes cassant les codes du politiquement correct, principalement selon des attributs superficiels tels que leur style vestimentaire ou leur répondant. La distinction existe également pour les hommes “Asian baby boys” pour désigner certains hommes asiatico-américains, mais garde jusqu’à présent un impact plus mesuré.
Xiaohongshu girls : le style de poupée minimaliste
À l’opposé, les “Xiaohongshu girls” promeuvent l’élégance et de la sophistication discrète. Cette expression est tirée du réseau social éponyme Xiaohongshu, alias "Red Note", une plateforme mi-réseau social, mi-e-commerce où l’on partage ses trouvailles en matière de mode et de beauté. C’est sur cette plateforme que ce second mode de vie se commercialise : filtres pastel, tenues monochromes, apologie de la minceur, maquillage au teint blanc et blush chargé. Les xiaohongshu girls veulent avoir la classe, elles apprécient le luxe discret, les longs cheveux luxuriants, les nœuds sur les ongles ou dans les cheveux. Entre conseils skincare et brunchs healthy dans les quartiers branchés, elles cultivent une image parfaite, inspirée des influenceuses chinoises. À l’instar des ABG girls, c’est d’abord leur apparence qui les distingue.
Une contre-culture assumée en Chine
Le terme Asian baby girl a été popularisé sur un groupe Facebook dans les années 2010 par des étudiantes de Melbourne décrivant l’expérience asiatico-australienne. Ces termes permettent de fédérer des communautés de jeunes filles en tant que minorité et ayant grandi dans une culture dominante différente de celle de leurs parents.
La réappropriation de ce terme par les femmes asiatiques permet également de le destituer de sa tendance originelle orientaliste. On peut en effet être surpris que de jeunes femmes se revendiquent “baby girls”. D’autant plus considérant la banalisation du fétichisme et de l’objectification des femmes asiatiques dans les pays occidentaux. Ainsi, cette tendance se pose à l’inverse comme une contre-culture de la femme asiatique soumise, trop souvent comparée dans la littérature orientaliste à une “fleur de lotus”.
La banalisation de ses termes sur les réseaux sociaux limite cependant leur potentiel disruptif. Largement partagés sur les réseaux sociaux, ces idéaux et modes de vie sont ancrés dans le consumérisme. Véhiculé à travers des contenus visuels, l’objectif de marchandisation prend le dessus.
De plus, ces deux catégories deviennent des critères tout à fait légitimes lorsqu’il s’agit de rencontres et de rendez-vous. Un petit tour sur Tinder et Hinge suffit pour constater que les jeunes hommes affichent leur préférence pour une femme “ABG” ou une “soft or xiaohongshu”. Sur Instagram, certains portent avec humour des t-shirts “I love ABGs” dans l’espoir de trouver une “baddie” comme compagne.
Pour les jeunes en Chine, adopter le style ABG, c'est remettre en cause les mœurs classiques tout en portant beaucoup d’attention à son apparence, gardant l’aspect conventionnel d’ultra-féminité. Pour de nombreux hommes, les tatouages, cheveux décolorés, cigarettes électroniques et festivals restent associés à un mode de vie occidentale et socialement condamné. Ces mouvements prennent donc leur forme selon le “male gaze” ou regard masculin omniprésent dans la société.
Vers une femme stéréotypée ?
Cette bataille tacite des codes esthétiques renvoie à la perpétuelle grossière division des femmes dans l’espace public. Le stéréotype est attribué en un coup d'œil selon des attributs physiques ou quelques centres d’intérêts. Les réseaux sociaux recréent ici le même sentiment d’identification et d’appartenance à différents groupes selon des critères superficiels, une méthode bien connue dans les magazines féminins.
L’intérêt de ces deux stéréotypes dans la communauté asiatique est qu’ils sont tous deux auto-imposés. Ils circulent au sein de la communauté et restent donc auto-entretenus. Selon une vision binaire, les jeunes femmes adoptant les codes Xiaohongshu seraient plus alignées avec le rôle de la femme dans la société traditionnelle chinoise. À Hong Kong, ce sont principalement les étudiants de mainland utilisant cette application depuis des années alors que les ABG représenteraient les aspirations de la femme occidentale.
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