L'expatriation est, pour certains, le tremplin qui les projette dans une autre dimension. Le cuisinier Thierry Marx est de ceux-là. Mis sur orbite dès son premier séjour en Australie en 1986, il plane depuis lors, se moquant des frontières géographiques comme intellectuelles. Libre, il n'a pourtant jamais eu à ce point les pieds sur terre. Aujourd'hui installé en France, Lepetitjournal.com a eu le plaisir d'interviewer le chef étoilé.
Lepetitjournal.com : Comment vous lancez-vous dans l'aventure de l'expatriation ?
THIERRY MARX est un chef-cuisinier de renommée internationale, doublement étoilé pour son restaurant parisien "Sur Mesure-by Thierry Marx" où il est chef de la restauration pour le Mandarin Oriental Paris. Adepte de la cuisine moléculaire, il est engagé dans la formation des milieux défavorisés depuis 2002. Il est juré de l'émission de télé-réalité culinaire Top Chef depuis 2010 et reçoit en 2012 la décoration de Chevalier des Arts et des Lettres. |
Thierry Marx : Au milieu des années 1980, je suis ce jeune homme de Champigny, CAP en poche, à peine revenu du service militaire, à la fois trop jeune et trop vieux, pas assez diplômé, pas assez pistonné? J'accumule les critères rédhibitoires, la France n'a pas de projet pour moi et je ne trouve pas ma place. Conscient de cette impasse dans laquelle je me trouve, je regarde les petites annonces avec une seule question en tête "c'est quoi le plus loin ?". Je trouve une offre pour l'Australie, et je pars. J'ai alors 24 ans, je ne connais que les trois mots d'anglais que j'ai appris dans l'avion, et je suis tétanisé. Pourtant là-bas l'accueil est immédiatement chaleureux et demandeur. Ma nationalité se révèle un plus, le jour où on me propose de donner des formations de boulangerie. A l'étranger le simple fait d'être français ouvre les portes. Outre le blues des premiers mois, je prends mes repères assez vite. Je découvre en Australie un système plus tolérant, où la confiance fait loi. Les gens sont confrères avant d'être concurrents. Cette expérience m'a été fondamentale, elle apporte une épaisseur professionnelle immédiate.
Vous vous reconnaissez donc dans la tribune "Barrez-vous" qui fait encore beaucoup parler d'elle ?
Pas du tout ! Dans "Barrez-vous" on entend "fuyez", ce n'est pas comme ça que je vois les choses. Partir n'est pas fuir, c'est une opportunité. Le débat n'est pas franco-français, il est planétaire. Au XXIème siècle, chacun de nous est un émigré en puissance. Il faut changer ce regard sur la mobilité internationale. On ne peut pas empêcher les flux migratoires, c'est un fait, alors il faut en faire une force. A mon avis, au long terme ce sont les expatriés qui vont faire bouger les rigidités en France. Partir, c'est adopter un regard neuf, découvrir de nouveaux modèles économiques, de nouvelles manières d'être. C'est une façon de se créer de meilleures conditions et de meilleures dispositions pour le retour. L'expatriation n'est donc pas une fuite, c'est un acte très courageux.
Vous pensez que la France a encore à apprendre en la matière ?
Les Français ont un regard assez dur envers eux-mêmes. Pourtant, rares sont les pays dans le monde à avoir si bien encaissé la crise que la France. C'est grâce à notre "matelas social". Les Français se plaignent de leur taxation élevée, et en effet le travail est moins prélevé aux Etats-Unis par exemple, mais les transmissions de patrimoine le sont beaucoup plus ! Je pense que l'expatriation peut apporter un ?il neuf sur l'hexagone. Celui qui voyage voit la réalité des choses. Il apprend à être jugé pour son projet et non plus pour sa personne, il apprend à travailler avec les autres et non plus contre les autres. Les Français ont l'art d'entretenir une dramaturgie de l'échec, ils ne prennent pas de risques. Ici on le moindre investissement qui n'est pas absolument sûr. Quand les Français pensent "et si je forme quelqu'un et qu'il s'en va ?", les étrangers pensent "et si je ne le forme pas et qu'il reste ?". Il faut toujours essayer.
Aujourd'hui vous êtes installé en France, qu'est-ce qui a motivé votre retour ?
Après avoir parcouru l'Australie, le Japon, les Etats-Unis, Singapour la Thaïlande, ma femme et moi avons idéalisé la France de la santé, de l'éducation... Cela nous semblait plus simple pour les enfants et pour elle qui n'arrivait pas à s'épanouir. Vous savez, je n'ai jamais mieux su les dialogues d'Audiard que quand j'étais expatrié. Dans un sens, le meilleur moyen de devenir français, c'est de partir !
Vos voyages ont influencé votre cuisine ?
Sans aucun doute. La transmission du savoir-faire culinaire français est une des plus belles. A ses côtés, on trouve les gastronomies chinoise et japonaise qui sont magnifiques. Toutes les trois sont porteuses de valeurs durables. Le métissage de la cuisine est très important car il opère un échange de valeurs et de techniques. L'avenir est précisément dans cet échange. Je suis convaincu que ce n'est pas la créativité qui est en danger, car on trouvera toujours un bon chef, qu'il soit français, japonais ou chinois. Le danger, c'est la perte de la transmission. Lorsque je lance la formation Cuisine mode d'emploi(s) j'ai cette ambition en tête : faire renaître les valeurs de la cuisine, là où l'écho de la formation professionnelle n'a plus de sens, dans les milieux défavorisés notamment. Aujourd'hui nous formons 16 jeunes toutes les 12 semaines à exercer en entreprise. Les élèves qu'ils soient en échec scolaire, demandeurs d'emploi ou en reconversion professionnelle, reçoivent un enseignement pratique et théorique de middle management. Ce modèle plaît beaucoup à l'étranger et il commence à s'exporter.
Un dernier conseil pour réussir dans la cuisine ?
La réussite ne dépend que d'une seule constante, le projet ! Je dis toujours à mes apprentis, on ne prend pas un taxi sans savoir où aller. Les jeunes que je rencontre sont souvent perdus entre trois discours, celui de leur famille, celui de leur école et celui de la cité. Avoir un projet vous remet les idées en place, cela vous donne des arguments et de la cohérence face à un employeur. Enfin, cela aide à faire les bons choix.
David Attié (www.lepetitjournal.com) Jeudi 12 décembre 2013