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Travailler en croisière : “Ce n’est pas l’armée, mais on en retrouve les codes”

Partir en mer, travailler tout en voyageant et vivre à bord d’un palace flottant conquis chaque année près de 800.000 personnes dans le monde. Pourtant, une fois à bord, la vie est loin d’être rose comme l’explique Gaëlle, pour Lepetitjournal.com, qui a sauté le pas du travail en croisière. Entre les journées à rallonge, l’astreinte permanente, les cabines minuscules et sans fenêtre et la vie en huis clos la jeune femme de 26 ans explique “être sur les rotules” à l’issue de ses contrats de quelques mois seulement. Pourtant, malgré l’intensité du rythme, certains avantages la poussent à revenir…encore et encore.

Photo d'une Fille triste sur un bateauPhoto d'une Fille triste sur un bateau
Écrit par Jean Bodéré
Publié le 27 juin 2025, mis à jour le 3 juillet 2025

L’idée de travailler sur un bateau de croisière a déjà traversé la tête de bons nombres de têtes. Voyager aux quatre coins du monde, découvrir des paysages grandioses, rencontrer des cultures différentes, le tout en étant payé, sur le papier le cadre semble idyllique. Mais derrière la carte postale dorée se cache une réalité plus contrastée. À bord, les horaires ne se limitent pas à celles inscrites sur le contrat, l’intimité est quasi inexistante et la pression y est constante. Pour celles et ceux qui y travaillent, la croisière n’a donc rien d’un long fleuve tranquille. C’est notamment le cas pour Gaëlle, jeune graphiste de 26 ans embarquée au sein du service communication qui raconte sans détour son expérience sur un bateau de croisière.

 

 

Même enfermée dans ma cabine, je n’ai pas l’impression d’être en paix.

 

L’isolement paradoxal sur un bateau de croisière

À première vue, la vie à bord pourrait sembler conviviale. Des dizaines, parfois des centaines de collègues cohabitent dans les entrailles du navire, comme un véritable petit village flottant. Mais derrière la proximité permanente se cache une autre réalité, bien moins chaleureuse marquée surtout par l’absence d’intimité. « Même enfermée dans ma cabine, je n’ai pas l’impression d’être en paix », confie Gaëlle. Sur les bateaux de croisière, les membres d’équipage vivent dans des cabines exiguës, souvent sans fenêtres, et parfois à deux, selon leur grade ou la compagnie. « J’ai la chance d’avoir une cabine solo car je suis officier, mais il n’y a pas de fenêtre et je partage quand même ma salle de bain avec un voisin », explique-t-elle.  Si elle est seule dans sa chambre, la jeune femme se souvient tout de même avoir entendu le réveil de son voisin vibrer contre le mur « pendant cinq heures ». « Il n’était même pas là. Et moi, j’étais allongée dans mon lit à bouillir intérieurement sans pouvoir l’éteindre ».

 

 

Photo d'une cabine en bateau de croisière

 

 

 

Sur un bateau, tout se sait. Ce que tu dis ou ne dis pas, ce que tu fais ou ne fais pas, sera analysé, décortiqué et rapporté. C’est Gossip Girl en pire.

 

Pratiquante de yoga, Gaëlle « ne peut même pas s’entraîner à faire l’équilibre sur les bras ou juste s’étendre par terre » en raison de la taille minuscule de sa cabine. La promiscuité constante crée donc des tensions, attisées par le sentiment d’être épié en permanence selon elle. « Sur un bateau, tout se sait. Ce que tu dis ou ne dis pas, ce que tu fais ou ne fais pas, sera analysé, décortiqué et rapporté. C’est Gossip Girl en pire, le moindre rapprochement amical est interprété et des rumeurs de liaison circulent. Même une solitude volontaire devient synonyme d'antipathie » explique-t-elle. Paradoxalement, la solitude est donc profondément ressentie par Gaëlle, pourtant, l’intimité est absente. « Même quand je veux juste être seule, je sais qu’ils sont là, à côté. Que quelqu’un peut frapper, appeler, m’interrompre. Ce n’est pas l’armée, mais on en retrouve les codes. »

 

Le travail 24h/24, sept jours sur sept

Car oui, vivre à bord, c’est aussi ne jamais vraiment décrocher. Pour Gaëlle comme pour l’ensemble de l’équipage, le travail ne se limite pas aux heures affichées sur un planning. « Tu es d’astreinte 24 heures sur 24 », explique-t-elle. À tout moment du jour ou de la nuit, un téléphone peut sonner ou une voix peut résonner dans les haut-parleurs de la cabine. « Le capitaine peut nous parler directement, même pendant la nuit », pour une alerte incendie, un problème technique, voire une évacuation.

 

 

Salle de bain croisière

 

 

 Loin d’être une formalité, l’astreinte affecte tout le quotidien. Impossible de baisser la garde, de relâcher complètement et même les consommations d’alcool sont strictement encadrées. « Nous avons des limites sur ce que l’on peut boire, puisque l’on doit être capable d’agir à tout moment. » Un verre de trop pourrait compromettre une réaction en cas de pépin, et Gaëlle en est parfaitement consciente. « Je suis responsable de faire sortir les passagers vivants du bateau. Donc je ne peux pas me coucher tranquille en me disant qu’il ne se passera rien. »

 

 

Au bout de quatre mois, je suis sur les rotules.

 

 La tension permanente s’ajoute à une cadence de travail déjà infernale puisque « l’on travaille sept jours sur sept. » Pas de week-ends, pas de jours de repos pour souffler. « Au bout de quatre mois, je suis sur les rotules. » Et pour ceux qui prolongent jusqu’à huit mois, souvent des Philippins ou des Indonésiens, Gaëlle n’a qu’une pensée : « Paix à leurs âmes, je ne sais pas comment ils font ». Les journées dépassent donc régulièrement les huit heures, et les samedis-dimanches, temps fort pour les vacanciers, sont alors les plus éreintants pour l’équipage. « Quand tu as tout donné pendant quatre ou cinq mois, tu as besoin de dormir deux semaines sans que personne ne t’adresse la parole une fois rentrée chez toi », ironise Gaëlle.

 

Travailler en mer : comment embarquer ?

Le personnel embarqué sur un bateau de croisière se répartit entre plusieurs pôles de compétences. Le plus visible est le secteur hôtelier : service en salle, nettoyage des cabines, bar, blanchisserie ou cuisine. Viennent ensuite les métiers du divertissement : animateurs, danseurs, DJ, coachs sportifs ou encore personnel encadrant les enfants. Il existe aussi des domaines moins exposés au regard des passagers comme les mécaniciens, informaticiens, membres de l’équipe médicale ou même graphistes, comme Gaëlle.

Pour espérer être recruté, la maîtrise de l’anglais est primordial. Il est aussi nécessaire de disposer d’un passeport en cours de validité, d’une bonne condition physique et mentale, et, souvent, être titulaire d’un certificat médical maritime international comme l’ENG1. Certaines compagnies exigent aussi une formation STCW (Standards of Training, Certification and Watchkeeping) en amont du contrat. L’âge requis est généralement de 21 ans minimum, bien que certains postes soient ouverts dès 18 ans.

 

 

Photo d'une femme de sos en croisière

 

 

Voyager, mais à quel prix ?

Gaëlle fait donc comprendre que l’idée de parcourir le monde tout en étant payé n’excuse pas tout. Pourtant, comme pour beaucoup d’autres, c’est ce qui l’a poussée à signer son premier contrat. « Allemagne, Écosse, Norvège, Islande, Groenland, Canada, New York, Jamaïque… le premier contrat était fou sur le papier. Nous faisions tout ça en quatre mois seulement », se souvient-elle.

En temps normal, une escale permet de mettre pied à terre pendant quelques heures, juste assez pour respirer un autre air et changer de décor. « Pouvoir dire que j’ai marché sur la glace du Groenland, ça me plaisait bien », explique Gaëlle. Parfois, c’est aussi l’occasion de découvrir des endroits où l’on ne serait jamais allé de soi-même. « Dubaï, ce n’est pas un lieu que je paierais pour visiter, mais si mon bateau y passe, j’irais sans hésiter. Juste pour voir », poursuit-elle. Mais la promesse d’aventure n’a pas que des points positifs. Les escales sont courtes, l’épuisement est toujours présent, et les opportunités de découvrir le monde se heurtent aux impératifs du travail. « Tu n’as pas de jour off, donc il faut dégager du temps dans ta journée de boulot pour aller courir sur le quai. » Le sentiment de voyage est donc souvent éclipsé par la fatigue, l’astreinte, ou simplement par « la routine des ports ».

 

 

Photo équipage croisière

 

 

Un tremplin pour l’avenir pour les plus résilients

 Si Gaëlle décide de revenir pour un troisième contrat, c’est donc surtout pour des raisons financières. « Je ne gagne pas beaucoup plus que sur terre, mais ici je ne paye ni loyer, ni nourriture, ni électricité », explique la jeune femme de 26 ans. La possibilité d’économiser devient donc rapidement le principal atout, devant les voyages ou le lieu de travail inédit. Attention tout de même, elle précise que « internet à bord coûte une fortune » et « les dépenses au bar ou à la boutique peuvent vite grignoter la paye ».

 

 

Ce n’est pas un job pour tout le monde. Il faut une vraie résistance psychologique .

 

Mais la jeune femme reconnaît qu’embarquer sur un navire de croisière est aussi une véritable école de vie. « J’ai énormément grandi et appris sur moi-même ». Confrontée à des situations extrêmes, au stress, à la fatigue chronique, au huis clos permanent, elle dit être sortie changée de ses contrats. « Ce n’est pas un job pour tout le monde. Il faut une vraie résistance psychologique » explique-t-elle. L’expérience forge donc le caractère, parfois brutalement. Savoir gérer les conflits avec un collègue qu’on ne peut pas éviter, apprendre à désamorcer les tensions sans jamais quitter le même couloir, le même pont, la même table de cantine. « Je ne peux pas claquer la porte et partir faire un tour pour m’aérer. Je suis coincée là, alors quand ça ne va pas je prends sur moi ». Des situations qui accélèrent donc les maturations où chacun découvre ses limites, et souvent, les dépasse.

 

 

Photo d'une femme en croisière

 

 

 Un autre avantage notable des expériences professionnelles en bateau de croisière et la perspective d’évolution. Les conditions rudes et atypiques du métier provoquent un important turn-over au sein des compagnies. Une situation qui permet de « grimper rapidement » dans la hiérarchie selon Gaëlle. Pour celles et ceux qui s’adaptent, les contrats peuvent donc se transformer en tremplins pour des opportunités souvent réservées à des employés plus expérimentés en temps normal.

 Mais si les perspectives d’évolutions sont belles et bien présentes, il est important de noter que travailler sur un bateau de croisière n’est pas juste un changement de bureau. C’est adopter un mode de vie à part entière, codifié, où les frontières entre travail et quotidien disparaissent. « C’est vivre à mille à l’heure dans un espace clos, soumis à des règles strictes » estime Gaëlle qui « sait très bien que ce mode de vie ne va pas durer indéfiniment » pour elle. 

 

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