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« Le Cambodge me colle à la peau » : Séra, l’art en lutte contre l’oubli

L’artiste franco-khmer Séra expose à Phnom Penh et revient sur sa vie marquée par l’exil, les Khmers rouges et un inlassable combat pour la mémoire à travers la bande dessinée et la peinture.

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Raphaël Ferry
Écrit par Raphaël FERRY
Publié le 15 mai 2025, mis à jour le 16 mai 2025

Un témoin du Cambodge en exil

Séra, de son vrai nom Phouséra Ing, est né au Cambodge d’un père khmer et d’une mère française. Contrairement à ce qu’indique sa fiche Wikipédia — qu’il juge d’ailleurs truffée d’erreurs — sa famille n’a pas fui le pays en 1975 : elle en a été expulsée lors de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges. Il n’a que 14 ans lorsqu’il quitte la capitale.

Installé en France, il se construit entre deux cultures et trouve refuge dans le dessin : « Ma mère me donnait à manger des pages de Tintin et Spirou. Je me souviens de moi enfant en train de manger littéralement des images. » Sa passion pour la bande dessinée est immédiate : dès 11 ans, il réalise un premier album ; à 12 ans, il vend ses deux premiers projets.

Mais le traumatisme du Cambodge, lui, ne disparaît pas. « Le 17 avril 1975, on est mis à la porte. J’arrive en France, je n’ai plus goût à grand-chose. »

 

Exposition SÉRA

 

La mémoire comme fil rouge

Dès 1987, Séra entame un travail de mémoire graphique avec Impasse et  rouge, fiction inspirée de la chute de Phnom Penh. À l’époque, il n’existe pratiquement aucun ouvrage photogaphique  sur la guerre du Cambodge. Il puise alors dans ses souvenirs et les documents collectés avec son frère.

L’édition de cette œuvre fondatrice sera un combat. « Tous les éditeurs me disent : bravo, mais faites autre chose. » Il finit par publier le livre grâce à une souscription personnelle, bien avant l’ère du crowdfunding.

Depuis, son œuvre alterne fictions et récits plus directement ancrés dans l’histoire cambodgienne. Parmi ses titres majeurs : L’eau et la terre (2005), Le lendemain de cendre (2007), Concombres amers (2018), ou plus récemment L’âme au bord des cheveux (2024), prix des Galons de la BD d’Histoire. Il est aussi à l’origine d’un mémorial érigé en 2017 devant l’ambassade de France à Phnom Penh : une silhouette qui chute, en hommage « à ceux qui ne sont plus là ». Ce mémorial sera ensuite placé dans les jardins du centre S 21, à Tuol Sleng.

« La BD comme langage légitime »

Séra est aussi enseignant vacataire  à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où il enseigne la bande dessinée, et à Paris 8, où il enseigne la peinture. Docteur en arts, il déplore que la bande dessinée reste mal perçue par certaines institutions : « Ce médium fait encore peur, on ne le juge pas assez sérieux pour traiter de l’histoire. »

 

Le Cambodge entre grâce et dureté

Aujourd’hui, Séra expose au Sofitel de Phnom Penh des œuvres peintes au cours des quinze dernières années. Elles évoquent un Cambodge à la fois abstrait et incarné, entre beauté végétale et blessures enfouies. « Ce n’est pas un paysage, c’est une terre rouge, une terre meurtrie. On voit de beaux arbres, mais derrière, il y a autre chose. »

Exposition SÉRA

 

Il poursuit ainsi son travail de mémoire à travers l’image : « Il y a une grâce et une dureté dans ce même continuum. » Sur le silence qui pèse encore au Cambodge autour de la tragédie, il observe : « On ne parle pas de ce qui est mal, on ne transmet pas le négatif. Alors les jeunes ne savent pas. »

Une œuvre inachevable

Séra ne se voit pas refermer un jour ce chapitre. « À chaque livre, je me dis que c’est un moment d’apaisement. Mais très vite, je sens les failles, les manquements, les pans d’histoire non explorés. »
Et de conclure : « Vous me demandez si j’en aurai fini un jour avec cette histoire ? Oui. Quand je serai mort. »

 

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