C’est l’un des plus anciens Français vivant au Cambodge Sa position de conseiller économique auprès du gouvernement lui confère un regard qui lui permet d’embrasser les problèmes dans leur entièreté.
Jean Morel est conseiller du Premier ministre Hun Sen et reste conseiller économique du gouvernement royal du Cambodge depuis une première mission en 1992. Au cours de ces 30 dernières années, il a constaté le développement et les progrès constants du Royaume..
Cependant, il reste préoccupé par la pauvreté et les inégalités. Le Cambodge a réalisé une croissance économique impressionnante, mais la répartition des fruits de cette croissance reste un problème.
Le propos ont été recueillis par Ky Soklim pour ThmeyThmey.com
Jean Morel, quand avez-vous été sélectionné par le gouvernement français pour occuper le poste de conseiller économique auprès du gouvernement cambodgien?
C’était en Octobre 1991, il y a plus de trente ans, à la signature des fameux Accords de Paris qui rassemblaient les quatre factions cambodgiennes en guerre, pour trouver enfin le chemin de la Paix avec l’aide de l’ONU, que le premier ministre Hun Sen signataire pour “l’Etat du Cambodge”. a demandé à Roland Dumas, le ministre des Affaires Étrangères de François Mitterrand, si la France ne pourrait pas aider immédiatement l’économie du Cambodge en envoyant un expert en développement capable notamment de lutter contre l’inflation et la dépréciation du Riel mais aussi de préparer le passage à l’économie de marché .
Dumas donne son feu vert et transmet la fiche de poste de l’expert au Ministère de l’Economie qui recherchera un candidat.
Sur la fiche de poste, les critères pour travailler auprès du Premier Ministre sont nombreux et on cherche à envoyer au Cambodge un haut fonctionnaire ayant une expérience de l’Asie ainsi que du travail en cabinets ministériels.
Le Ministère me trouve à l’Hôtel Matignon où j’ai un bureau de conseiller auprès du Secrétaire d’état chargé de la Consommation et une solide expérience du contrôle des prix dans le gouvernement Raymond Barre. Et aussi une expatriation récente auprès du MAE pour une mission d’enseignement en Thaïlande. J’apprends le 24 juin 1992 que je pars pour cette mission. Je rentre au Cambodge avec un visa spécial le 15 juillet 1992 et la Présidence du Conseil des Ministres me prépare un bureau au sein du Cabinet de Hun Sen au Boulevard de la Russie.
Quelle était la situation de l’économie du Cambodge à cette époque ?
La situation de l’économie du Cambodge à mon arrivée était des plus inquiétantes. Non seulement la guerre avait tué la production agricole et industrielle traditionnelle mais l’inflation qui causait des situations dramatiques pour la population sur les marchés, était en train de s’aggraver avec l’arrivée des soldats des Nations Unies.
J’ai vu le riel déraper de 500 pour un dollar à 1000 puis à 2000. Il n’y avait que de petites coupures à la Banque Nationale du Cambodge. Pour aller au marché il fallait emporter un sac de billets. Des paquets de vieux billets de 20, 50 et 100 reliés par des élastiques.
L’absence d’électricité était générale. EDC fournissait à des cabines privées quelques heures par jour le matin ou le soir.
L’arrivée en nombre des étrangers réglant leurs dépenses en dollars précipitait la chute du riel. Les prix des locations s’envolaient devenant une manne importante de dollars pour les propriétaires dans la Capitale ; alors que dans les provinces régnait surtout l’insécurité, surtout sur les routes et dans les secteurs en guerre.
De plus, ces années-là des saisons d’inondations succédaient à des saisons de sécheresse et la pauvreté était une des plus fortes de la planète. Le « troc » existait encore dans les campagnes où l’argent ne circulait pas du tout, à part le bath dans les régions frontalières.
Ce sont les 20 000 soldats de l’Apronuc qui en dépensant engageaient la dollarisation rampante de l’économie et sa dépendance aux importations.
Et près de trente ans après votre première mission au Cambodge, comment évaluez-vous l’état d’économie actuel ? L’état des ressources humaines?
Il y a eu en trente ans plusieurs étapes de développement de l’économie cambodgienne.
Le plus difficile dans les années 90 fut de créer une économie de marché remplaçant une économie centralisée de type communiste. L’aide de la Banque Mondiale a permis de franchir ces étapes notamment au Ministère de l’Économie qui était dirigé par SEM Keat Chonn et au Ministère du Commerce avec Cham Prasith ouvrant le pays à la production textile.
Pour ma part, je poussais l’adoption des textes de loi comme celles sur les Investissements, le Code de Commerce et la création des Chambres de Commerce.
Une fois le cadre juridique bâti, les années 2000 ont vu la seconde étape du redressement avec des investissements étrangers et l’accroissement de la production agricole un peu partout. Les chantiers étaient nombreux en matière de développement rural.
La troisième étape fut la conséquence de la fin de la guerre en 1998, avec une politique de développement du Tourisme. Principalement avec Apsara à SIem Reap autour des temples.
Deux autres éléments déterminants conduisent au succès d’une croissance économique stable avec un PIB à 7% chaque année de 2010 à 2020. Le premier fut la réforme du Cadastre par la création du Ministère de l’Aménagement du territoire. Ainsi la valorisation des terres a permis une meilleure répartition de certaines richesses même si elle reste il est vrai très inégalitaire.
Le second élément fut l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération de jeunes diplômés n’ayant pas connu la guerre, un baby-boom. L’effort en matière d’éducation a été phénoménal dans les premières années 2000 et les Universités nouvelles ont changé de calibre. Cette génération dynamique a créé des entreprises et elle participe encore aujourd’hui au renouveau avec des techniques modernes de communication online et un réseau bancaire surprenant. Les ressources humaines sont désormais présentes au Cambodge même s’il y a encore un manque d’emplois et certains déséquilibres. Le pays est devenu autonome même s’il y a des déficits dans certains domaines techniques et de production et dans la recherche.
Hélas le Covid a stoppé cet élan. Le drame de la pandémie a touché tous les secteurs mais principalement l’industrie touristique. En fait, depuis quelques années, l’économie du Cambodge peine à passer un cap. D’une économie de subsistance, elle devrait pouvoir devenir une économie Agro-industrielle moins dépendante des importations et de plus en plus exportatrice. Il y a des freins à cette évolution et ils sont nombreux et importants.
Une des carences du pays est liée à l’inégalité des classes sociales. Le développement a profité aux plus riches et a permis l’apparition d’une classe moyenne mais les plus pauvres sont encore trop nombreux et hors des circuits de développement. Ceci est accentué depuis la crise du Covid et reste un défi pour les hommes politiques.
Il est certain que le PIB progresse beaucoup, mais la répartition de la croissance est-elle équilibrée ? Et si ce n’est pas le cas, que conseillez vous au gouvernement ?
La répartition de la croissance n’est pas équitable ou ne l’est pas de manière satisfaisante.
Le Cambodge aujourd’hui produit des richesses. Et dans tous les domaines. Mais le profit n’est pas reparti sur l’ensemble de ceux qui font des efforts pour produire.
Deux raisons à cela : la corruption. Je l’observe depuis trente ans et elle progresse encore.Et le droit du travail doit évoluer sur un plan social.
Le Cambodge est sur la voie du développement et connaît des avancées économiques parfois très modernes dans bien des domaines mais il y a tant de choses à faire… L’importance de la Capitale n’est pas compensée par des pôles actifs en province. Le sous-équipement sanitaire en est un exemple.
Néanmoins, les infrastructures progressent : routes, énergies, ports...
Selon vous, la qualité de la vie des Cambodgiens augmente-t-elle avec la hausse de la richesse?
Le gouvernement royal a certes encore bien du travail sur le moyen et long terme pour relancer le développement économique, renforcer les capacités énergétiques et inverser la balance commerciale. Mais actuellement il ne bénéficie pas du meilleur environnement à court terme :
d’une part, nous ne sommes pas sortis de la crise Covid,
d’autre part, il ne bénéficie pas d’une excellente image sur le plan international,
Enfin, sur le plan géopolitique il a fait des choix qui l’obligent et peuvent ne pas favoriser la compréhension de ses partenaires de l’Asean.
Néanmoins le Cambodge est à la pointe de la sortie de crise par rapport à ses partenaires.
Sur le court terme de nouvelles règles sont mises en place les législateurs, comme la taxation des propriétés et le renforcement de l’hygiène alimentaire mais encore faut-il qu’elles soient appliquées avec un sens de l’égalité Les nouvelles règles sont des foyers de petites corruptions. Le train gouvernemental avance mais des voyageurs restent sur le ballast. La lutte contre la corruption est un enjeu qui devrait imposer des mesures radicales telles que la séparation des pouvoirs commerciaux et de contrôles.
Oui la qualité de vie des Cambodgiens s’est nettement améliorée et le classement du Cambodge parmi les pays pauvres ne cesse de s’améliorer…
Le droit du travail progresse et se trouve mieux respecté. L’obligation d’une assurance faite aux entreprises est en marche. La politique de santé et de vaccination était gratuite depuis deux ans et les résultats sont très positifs pour la qualité de vie des Cambodgiens. Un sentiment de liberté d’entreprendre est réel. Dans un cadre plus ou moins rigide.
Vous êtes actuellement conseiller du gouvernement, quelles sont vos suggestions au gouvernement?
Je suis l’un des plus anciens conseillers et je ne siège plus dans les grandes instances telles que le Conseil des Juristes, le Haut Conseil économique ou Ecosoc et il y a de très bons conseillers dans tous les cabinets ministériels ainsi qu’à la Présidence du Conseil des Ministres. Le Premier Ministre souhaite que je garde une certaine liberté de parole pour parfois faire avancer les choses à ma manière qu’il connaît bien et je ne fais pas d’engagement politique pour rester le plus possible... technique. Dans le concret.
Par exemple, il y a 25 ans je conseillais d’insérer dans le Code de Commerce la notion de « fonds de commerce » mais surtout la séparation du pouvoir politique et du pouvoir commercial… Le besoin est toujours là. La corruption naît dans le fait que le décideur trouve son intérêt ou celui de ses amis dans sa propre décision. Comment séparer le pouvoir des intérêts financiers ? Il faut commencer par les fonctionnaires. Ceux qui s’enrichissent doivent quitter la fonction publique. Il convient de séparer les activités. Il faut aussi choisir entre faire du commerce et faire de la politique. Et pour cela il faut des contrôles administratifs et une justice adaptée.
Pour l’Education je souhaitais créer un Certificat d’études primaire. Un premier diplôme avant l’entrée dans le premier cycle scolaire. Il serait source d’égalité des chances de l’ensemble de la population et particulièrement tourné vers les populations rurales et péri-urbaines.
Pour la protection de la nature si belle dans ce pays, Il faut interdire progressivement l’usage des sacs en plastiques jetables et apprendre aux gens à nettoyer leur environnement et cesser de jeter tout n’importe où. Aussi interdire l’usage des lieux publics à des fins privées, y compris les mariages sur les routes. Séparation public-privé et respect des biens de chacun.
Pour la justice fiscale, les directions des impôts devraient créer des comités d’usagers choisis parmi les ONG, les enseignants, les conseillers municipaux et les bonzes. Réunis tous les trois mois et renouvelés chaque année à différents niveaux, villes, provinces, srok… Le but serait d’initier au Cambodge une culture du dialogue avec la population qui n’existe pas ! Je pense que les puissants en ont peur. Parfois les investisseurs aussi justement.
Pour que le Cambodge devienne plus crédible sur le plan régional et international, il faut prendre des mesures dans ce sens.
Ainsi non seulement le tourisme devrait repartir comme avant et créer des emplois mais aussi structurer les réformes Agro-industrielles qui doivent sécuriser la production agricole en limitant les importations et exportant un savoir-faire Cambodgien. On le fait bien pour les Casques bleus : il y a 30 ans, ils venaient aider le Cambodge. Aujourd’hui c’est l'inverse, les démineurs cambodgiens sont demandés dans le monde entier.
L’avenir du Royaume n’est pas rose (il était rouge il y a trente ans), il est bleu, avec des nuages, mais c’est un pays pilote au cœur de L’Asie et un des moteurs de l’Asean. A chaque Cambodgien de trouver l’énergie pour tracer cet avenir où chacun aura sa place.
Propos recueillis par Ky Soklim pour Thmey Thmey