Après plusieurs années d’interruption due à la pandémie, Phnom Penh accueillera de nouveau les grandes régates de pirogues organisées à l’occasion de la fête des eaux du 26 au 28 novembre. Le prétexte idéal pour Pascal Médeville pour nous parler des pirogues khmères peu communes qui rivalisent de vitesse lors des régates…
Quiconque a visité Phnom Penh à l’occasion de la fête des eaux, célébrée lorsque la rivière Tonlé Sap, qui alimente le Grand Lac éponyme, situé au centre du pays, inverse son cours, pour laisser s’écouler vers le lac les eaux trop abondantes du fleuve Mékong, ne peut qu’être impressionné à la vue des longues pirogues monoxyles, richement ornées, venues de toutes les provinces du Royaume, à bord desquelles s’installent plusieurs dizaines de rameurs.
Ces pirogues, appelées en khmer « tuk ngô » (ទូកង, littéralement « pirogues à extrémités relevées »), s’affrontent lors de régates effrénées, auxquelles assiste sa majesté le roi du Cambodge, installé dans la tribune édifiée non loin des « Quatre bras » (confluence de la rivière Tonlé Sap, de la rivière Bassac et des parties amont et aval du Mékong), ainsi qu’un grand nombre de spectateurs khmers, dont certains venus tout spécialement de toutes les provinces pour soutenir les pirogues venues de leur région.
D’après Kang Tai, donc, ces embarcations pouvaient mesurer jusqu’à 24 mètres. En fait, les pirogues de course que l’on peut voir aujourd’hui sont souvent plus longues. Celles qui participent aux régates font généralement entre 24 et 40 mètres, mais la presse cambodgienne a fait état d’une pirogue monoxyle taillée dans un tronc mesurant plus 80 mètres ! (Voir ici un article en khmer du site d’information Sabay.) Aujourd’hui encore, dans certaines embarcations, on peut voir des rameurs assis et des rameurs debout, ceux-ci maniant des rames plus longues que ceux-là.
L’essence privilégiée pour la fabrication de ces pirogues est le « koki », i.e. Hopea odorata (គគីរ [ko-ki]). Les experts affirment que le bois de koki offre une résistance hors pair à l’eau et se caractérise par une grande durabilité. Cependant, les kokis assez longs pour confectionner une pirogue monoxyle digne d’être utilisée lors des joutes de la fête des eaux se font de plus en plus rares, et les arbres se vendent à prix d’or. A défaut de koki, on peut aussi utiliser un tronc de Shorea roxburghii (ពពេល [po-pél]), mais ce bois est jugé d’une qualité très inférieure car moins résistant et moins durable. D’autres essences sont aussi employées, mais plus rarement, comme Shorea obtusa (ផ្ចឹក [ph’chek]). Les pirogues en koki sont aussi réputées comme étant plus rapides que les autres.
On raconte généralement que l’origine de ces régates monoxyles remonte à l’époque du règne du plus illustre des rois angkoriens, Jayavarman VII (ca. 1125-1218, r.1181-1218), le bâtisseur d’Angkor Thom. Ce roi aurait organisé les premières régates pour célébrer une victoire navale décisive remportée contre le royaume du Champa (centre du Vietnam actuel). C’est à cette époque qu’auraient été construites les premières pirogues de course.
Zhou Daguan, un Chinois membre d’une ambassade dépêchée au Cambodge en 1296~1297 et auteur d’un célèbre récit intitulé, dans sa traduction française par Paul Pelliot, Mémoires sur les coutumes du Cambodge, donne d’ailleurs une description succincte de ces pirogues :
« Ces petites barques sont faites d’un grand arbre qu’on creuse en forme d’auge ; on l’amollit au feu et on l’élargit par l’effort de pièces de bois ; aussi ces barques sont-elles larges au centre et effilées aux deux bouts. Elles n’ont pas de voile, et peuvent porter plusieurs personnes ; on ne les dirige qu’à la rame. »
Mais en réalité, un autre voyageur chinois, Kang Tai, qui a séjourné au Funan (ancêtre du Cambodge) au IIIe siècle de l’ère commune, soit plus d’un millénaire avant Zhou Daguan, dans un ouvrage intitulé Monographie sur les nations étrangères à l’époque du Royaume de Wu (dont il ne subsiste que des fragments), donne de ces « petites barques » une description beaucoup plus circonstanciée. Cette description s’applique parfaitement aux pirogues modernes :
« Au Funan [ancien nom chinois du Cambodge], on abat des arbres et on en fait des embarcations dont les plus longues mesurent douze brasses [env. 24 m] et ont une largeur de six pieds [env. 1,5 m], et dont la proue et la poupe ressemblent à des poissons et sont enveloppées de fer. (…) De la proue à la poupe sont installés cinquante ou quarante hommes, selon la taille de l’embarcation. Ceux qui sont debout utilisent de longues rames, ceux qui sont assis, des rames courtes. (…) Les rameurs rament de concert. »
D’après Kang Tai, donc, ces embarcations pouvaient mesurer jusqu’à 24 mètres. En fait, les pirogues de course que l’on peut voir aujourd’hui sont souvent plus longues. Celles qui participent aux régates font généralement entre 24 et 40 mètres, mais la presse cambodgienne a fait état d’une pirogue monoxyle taillée dans un tronc mesurant plus 80 mètres ! (Voir ici un article en khmer du site d’information Sabay.) Aujourd’hui encore, dans certaines embarcations, on peut voir des rameurs assis et des rameurs debout, ceux-ci maniant des rames plus longues que ceux-là.
Cependant, les koki assez longs pour confectionner une pirogue monoxyle digne d’être utilisée lors des joutes de la fête des eaux se font de plus en plus rares, et les arbres se vendent à prix d’or. A défaut de koki, on peut aussi utiliser un tronc de Shorea roxburghii (ពពេល [po-pél]), mais ce bois est jugé d’une qualité très inférieure car moins résistant et moins durable. D’autres essences sont aussi employées, mais plus rarement, comme Shorea obtusa (ផ្ចឹក [ph’chek]). Les pirogues en koki sont aussi réputées comme étant plus rapides que les autres.
À l’arrière-plan, jeune koki à Kratié, Cambodge (Photographie : Pamputt, CC0, via Wikimedia Commons)
L’abattage et la fabrication des pirogues réalisées avec le tronc du koki constituent un processus complexe et bien régulé. Les arbres cambodgiens sont invariablement habités par des génies protecteurs, et qui plus est, le koki est considéré comme sacré, et son abattage doit être précédé de prières et d’offrandes adressées au génie qui l’habite et destinées à obtenir sa permission. Mr. Hoc Cheng Siny décrit l’ensemble du processus dans un article en français intitulé « Le tuk khmer », publié en janvier 2001 dans la revue Techniques et Cultures. L’article est disponible en ligne, ici.
Lorsqu’elles ne concourent pas, les pirogues fabriquées avec un tronc de koki doivent être mises à l’abri de la pluie, du vent et du soleil. C’est pourquoi, en-dehors de la période des régates, elles sont rangées dans des hangars.
Notons enfin que le koki a encore d’autres utilisations : des copeaux de koki sont placés dans les tubes utilisés pour recueillir la sève du palmier à sucre (Borassus flabellifer) lorsque l’on veut fabriquer du vin de palme ; le bois de koki est également employé en menuiserie pour la construction des habitations ; « l’écorce, riche en tanins, est utilisée pour combattre la diarrhée, elle peut aussi remplacer la noix d’arec dans la chique de bétel, et elle entre dans la composition d’un remède pour le traitement des gingivites et pour combattre l’incontinence urinaire ». (cf. Pauline Dy Phon, Dictionnaire des plantes utilisées au Cambodge, pp. 348-349)
Dans la vidéo ci-dessous, mise en ligne sur Youtube par Sabay.TV, « la pirogue la plus longue du monde » (87 mètres), dûment enregistrée par le Livre Guinness des Records, mise à l’eau à Kampong Cham en 2018, équipée de 179 personnes :
Article préalablement publié sur Tella botanica.org