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Entretien avec Pierre Baptiste, conservateur général au musée Guimet

Le petit journal Cambodge a rencontré Pierre Baptiste, conservateur général au musée national des Arts asiatiques - Guimet à Paris, en visite dans le royaume.

Pierre BaptistePierre Baptiste
Écrit par Lepetitjournal Cambodge
Publié le 25 mai 2024, mis à jour le 23 septembre 2024

Pierre Baptiste est en charge des arts de l’Asie du Sud-Est depuis 1996. Historien d’art et enseignant à l’Ecole du Louvre (Paris) ainsi qu’à la faculté d’archéologie de l’Université royale du Cambodge (Phnom Penh), il a dirigé la rénovation des salles du musée Guimet consacrées à l’Asie du Sud-Est (1996-2001) avant de renouer des liens avec ses collègues des institutions muséales du Cambodge, du Vietnam et de la Thaïlande. 


Auteur d’articles de fond sur des sujets ponctuels liés aux arts de ces pays, il a participé à la rédaction et la direction scientifique de plusieurs ouvrages consacrés à ces domaines et a assuré le commissariat scientifique d'expositions organisées au musée Guimet sur ces questions qui ont donné lieu à la publication de catalogues dont il est le directeur scientifique. 


 

Le petit journal : Quelles sont les raisons de votre présence actuelle au Cambodge ?

Pierre Baptiste : Je suis au Cambodge afin de veiller avec mes collègues du musée Guimet à l’emballage et au départ vers la France de la statue en bronze du Vishnou du Mébon occidental, un chef-d’œuvre du musée national du Cambodge que nous allons analyser, restaurer et exposer en France. En décembre 2019, nous avons en effet signé avec ce musée un accord quadripartite liant également l'École française d'Extrême-Orient (EFEO) et le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) autour de l'analyse, de l'étude, de la restauration et de l’exposition de cette statue exceptionnelle au musée Guimet. 

Cette œuvre est connue depuis très longtemps. Découverte par l’EFEO en 1936, elle avait été présentée à Paris en 1997, dans le cadre d’une exposition historique sur l’art khmer aux Galeries nationales du Grand-Palais, mais elle n’avait pas pu faire l’objet d’une restauration. Depuis, ce grand bronze a montré des signes d’altération, tandis que l’on s’interroge sur la manière dont cette œuvre a été fondue et mise en forme. C’est dans cet esprit qu’est née cette coopération exceptionnelle avec le musée national. Ce mois-ci, nous avons procédé à l'emballage et à la mise en caisse des fragments et du buste de Vishnou, qui partiront mi-mai à l'aéroport pour rejoindre Paris et le Centre de recherche des musées de France pour quatre mois d'études et d'analyses, suivis de plusieurs mois de restauration dans le laboratoire Arc’Antique, spécialisé dans la restauration d'œuvres d'art, principalement en contexte archéologique. 

Vishnu du Mebon
Photo : Ambassade de France

 

Ensuite, l'œuvre rejoindra les réserves du musée Guimet et sera exposée à partir du 30 avril 2025 avec 126 autres pièces du musée national du Cambodge sur lesquelles nous travaillons également. Nos collègues de l’EFEO et du C2RMF mènent avec les équipes du musée national une étude technique et une analyse de ces œuvres, tandis que nous réalisons une campagne photographique destinée au catalogue de l'exposition et à sa promotion. 

 

LPJ : Le musée Guimet est le musée national des arts asiatiques, abritant une des plus grandes collections d'œuvres d’art khmer en dehors du Cambodge. Pouvez-vous m'en dire plus ?

P.B. : En effet, la spécificité du musée Guimet réside dans sa capacité à présenter, dans son ensemble, des œuvres de premier plan des grandes civilisations qui se sont développées entre l'Afghanistan et le Japon. Le musée Guimet a des collections de la plupart des pays de cette région, ce qui est assez exceptionnel dans le mode. La collection khmère figure parmi les fleurons du musée. 

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Musée Guimet en 2013 . Photo Lionel Allorge CC BY-SA 3.0

 

Il est certain que les liens historiques étroits qui ont uni le Cambodge à la France dès 1863 ne sont pas étrangers à cela. Mais surtout, l’histoire des collections khmères du musée Guimet est liée à la volonté de quelques pionniers de hisser l’art du Cambodge au niveau des grandes civilisations qui ont marqué le monde à une époque où nul n’en était conscient. Louis Delaporte figure parmi ces pionniers quand, en 1873, investi d’une mission officielle de la France, il convainc, à Phnom Penh, le roi Norodom Ier de l’aider à envoyer, en France, des exemples de statuaire et de décor architectural destinés à faire connaitre, en Europe, la grandeur et la beauté de l’art khmer qu’il souhaiter placer sur le même niveau que les arts de l’Egypte, de la Grèce ou de Rome.  Convaincu du bienfondé de sa mission, le roi Norodom lui fournit même une assistance afin qu’il puisse prélever des pièces dans les ruines des temples angkoriens, à condition qu'il ne prenne rien qui ne soit encore en place dans les monuments. 

Aux éléments de statuaire originale se sont ajoutés des moulages de bas-reliefs, des photographies, des dessins, etc, qui venaient compléter les éléments qu’il ne pouvait rapporter en France. En 1874, il rentre à Paris, espérant présenter ces collections au Louvre. Mais quelle ne fut pas sa déception de constater que le grand musée parisien ne s'intéressait pas à ce patrimoine, alors inconnu des chercheurs comme du grand public. Louis Delaporte aurait pourtant aimé que ces œuvres khmères soient présentées au Louvre aux côtés de celles de la Grèce et de Rome. Dans le fond, Delaporte allait à contre-courant de l’opinion communément répandue à l'époque coloniale où l’Occident était censé « apporter la civilisation » aux pays colonisés.  Le musée Guimet est l'héritier de ce premier fonds constitué à la fin du 19e siècle avec celui d’autres pionniers, comme Etienne Aymonier, un épigraphiste travaillant au Cambodge.

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Musée  Guimet rdc Phto Kuxu76 CCBY25

 

À partir de 1900, le futur musée national du Cambodge, alors appelé le musée Albert Sarraut, est constitué en plusieurs étapes. Désormais, le patrimoine cambodgien, géré et protégé par l’Ecole française d’Extrême-Orient, est conservé au Cambodge. Le musée Guimet, en subventionnant l'École Française d'Extrême-Orient et en finançant des travaux de restauration des temples, pourra néanmoins obtenir une sélection réduite de quelques œuvres sélectionnées avec soin. A cette époque (1931-1936), les chefs-d'œuvre restent au Cambodge et sont exposés au musée national de Phnom Penh. Au musée Guimet, on envoie quelques exemples de belle qualité, reflétant des grandes étapes de l’art khmer, mais non uniques, afin de témoigner, en France, des travaux de restauration et de mise en valeur des monuments khmers.  

Fort heureusement, la majeure partie de l’histoire de nos collections khmères s’inscrit dans ce contexte, bien documenté de coopération entre le Cambodge et la France. C’est sans doute ce qui nous a permis d'avoir gardé d’excellentes relations de confiance avec nos collègues cambodgiens. Les conservateurs ont régulièrement mené des missions de formation et d’étude, ici, et la coopération actuelle témoigne du fait que cette confiance est toujours vivante.

 

LPJ : Comment voyez vous l'avenir du musée Guimet et ses relations avec le Cambodge ?

P.B. : Nous sommes très conscients de l’évolution du regard porté sur ces collections et leur histoire. Nous sommes naturellement très à l'écoute, tant des autorités cambodgiennes et de leur politique en matière de rapatriement du patrimoine ayant fait l’objet du trafic international, que du grand public, très intéressé aujourd’hui par ces questions. J'ai en effet découvert le décalage générationnel qui pouvait y avoir entre notre vision plus traditionnelle et celles des plus jeunes. Il nous faut communiquer sur cette histoire coloniale, remettre les choses en contexte et rappeler, le plus fidèlement possible, les circonstances dans lesquelles nos échanges avec le Cambodge ont eu lieu.

 

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Escaliers du Musée Guimet Photo David Giancatarina 

 

Depuis une dizaine d'années, le Cambodge a mis en place une réflexion de plus en plus construite, et je dirais de plus en plus efficace, sur son propre patrimoine à l'étranger et s’est interrogé sur certaines des œuvres majeures de son patrimoine ayant pu quitter le pays dans des circonstances troubles, se retrouver sur le marché de l'art international sans que les propriétaires ou les acquéreurs, souvent ne toute bonne foi, ne fassent des démarches suffisamment approfondies pour vérifier l'origine des collections. Depuis, les restitutions sollicitées auprès d’institutions américaines comme le Metropolitan Museum de New York, le musée de Cleveland, le musée Norton Simon à Pasadena, les musées de San Francisco et de Los Angeles, ont fait grand bruit. Il convient que nous rappelions à notre public combien l’histoire de nos collections est différente de ces situations particulières et s’inscrit dans un véritable contexte de coopération. 

Nous avons par ailleurs mis en place, en 2016, un nouveau type de relation avec le musée national du Cambodge fondé sur l’échange, le dépôt croisé. Nous avons en effet des collections qui ont une histoire commune. Ainsi, en 2016, avons-nous pu mettre en dépôt au musée national du Cambodge une tête de  Harihara, mise au jour par Etienne Aymonier dans les années 1870 et envoyée en France dans la foulée. Il s’est avéré que celle-ci correspondait à un corps retrouvé un demi-siècle plus tard, dans les années 1930, par l’Ecole française d’Extrême-Orient. Grace à l'atelier de restauration dirigé par M Bertrand Porte, à l’époque, nous avons pu vérifier la correspondance entre ces différents éléments. La statue complète est maintenant visible au musée national de Phnom Penh grâce à un accord entre le Ministère de la Culture du Cambodge et le musée Guimet sur le dépôt permanent, sous tacite reconduction. En échange, le musée national a consenti à nous déposer un fragment de piédestal et de statue dont nous possédions, à notre tour, la partie supérieure, une image d’Uma dansante, de Koh Ker.

 

LPJ : Vous donniez à l’époque des cours à la l'Université Royale des Beaux-Arts, pensez-vous les remettre en place ?

P.B. : Mon prédécesseur, Albert Le Bonheur, avait mis en place, après la guerre civile, des cours à l’Université royale des Beaux-Arts de Phnom Penh dès le début des années 1990, avec son assistant M Thierry Zéphir. Grace à l’aide de ce dernier, et en collaboration avec lui, à mon arrivée en 1996, j’ai pu poursuivre cette coopération. Nous bénéficions alors du financement d’une fondation japonaise qui était alors un grand mécène du musée Guimet et de ses projets culturels à l’époque.  Nous avons rapidement tiré l'expérience de nos premières leçons d’histoire de l’art qui étaient peut-être un peu trop abstraites. A partir du moment où nous avons organisé des séminaires de cours sur place, à Angkor, dans les monuments, tout à coup, notre enseignement est devenu très concret aux yeux des étudiants qui comprenaient l’utilité d’apprendre à être capable de dater un fragment de grès épars dans des ruines, à l’aide de ses connaissances en histoire de l’art... et cela a vraiment très très bien fonctionné. Je croise encore aujourd'hui nos anciens étudiants qui me remercient d’avoir été leur professeur, c’est très touchant pour moi, car c’est surtout une période durant laquelle j’ai beaucoup appris auprès d’eux.

Les cours se sont ensuite arrêtés pour différentes raisons. J’ai été pris par d’autres projets, la faculté a pu s’ouvrir à d’autres coopérations, comme l’Université des Moussons. J’espère beaucoup trouver un jour le temps et les moyens de renouer cette expérience très enrichissante avec les étudiants.

 

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