Édition internationale

Conflit frontalier Cambodge-Thailande: des faits pour clarifier les enjeux

Raoul M. Jennar est réputé pour être un fin spécialiste du Cambodge où il est venu pour la première fois en 1989. Avant cela, il conseillait la Commission des affaires étrangères du Sénat de Belgique sur les questions asiatiques et les péripéties de l’histoire dramatique du Cambodge lui étaient familières. Il vient de publier une « Histoire de la politique étrangère du Cambodge 1945-2020 ». Le Petit Journal en a profité pour lui demander son analyse du conflit en cours avec la Thaïlande. Il s’exprime dans nos colonnes :

National Assembly of Cambodia National Assembly of Cambodia
photo : National Assembly of Cambodia
Écrit par Lepetitjournal Cambodge
Publié le 28 juillet 2025, mis à jour le 3 août 2025

Un grand nombre de journaux étrangers publient des informations partielles et souvent partiales. Tenons-nous en aux faits.

Tout vient d’un refus de la Thaïlande, peu après que le Cambodge accède à l’indépendance en 1953, d’accepter les traités frontaliers qu’elle a signés en toute liberté avec la France, puissance protectrice du Cambodge. La frontière a été tracée par une commission mixte franco-siamoise (la Thaïlande s’appelait alors le Siam) sur la base de deux textes signés par les deux pays : la Convention de 1904 et le traité de 1907. Les travaux se sont terminés à l’automne 1907. En 1908, Bangkok comme Paris ont approuvé les onze cartes résultant des travaux de cette commission. Jusqu’en 1958, soit pendant cinquante ans, il n’y a eu aucune contestation de cette frontière par la Thaïlande. Depuis lors, la Thaïlande remet ces cartes en question.

Or, en 1962 puis en 2013, pour régler une partie de ce qui est devenu un différend frontalier, la Cour Internationale de Justice, à la demande du Cambodge, a confirmé la valeur juridique de ces cartes et rejeté à deux reprises les cartes fabriquées de toutes pièces, unilatéralement, par la Thaïlande.

Chacun connaît l’instabilité politique chronique de la Thaïlande. L’armée, qui est aussi un puissant acteur économique, y joue un rôle déterminant et tout gouvernement est à la merci d’un coup d’État militaire. L’armée est l’avant-garde d’un courant très nationaliste qui traverse la société thaïlandaise.  Pour elle, la frontière est un levier dont elle se sert dans les enjeux de politique intérieure. Ce qui explique que, dès que le Cambodge retrouva son indépendance et perdit la protection française, l’armée de Bangkok occupa le site du temple de Preah Vihear.

La Thaïlande qui, au cours des siècles, a conquis les deux tiers de ce qui fut l’empire angkorien et que l’arrivée de la France a empêché de s’emparer du reste, se crispe dès qu’on évoque le tracé de la frontière avec le Cambodge.

En fait, l’armée thaïlandaise, dont les ambitions irrédentistes sont permanentes, n’a jamais accepté que la Thaïlande ait dû rétrocéder en 1907 trois provinces cambodgiennes, qu’elle a reprises en 1941 à la faveur de son alliance avec le Japon et qu’elle a dû, une nouvelle fois, rétrocéder au Cambodge sous la pression de la France en 1946. Elle n’a jamais accepté le jugement de 1962 de la Cour Internationale de Justice accordant au Cambodge la souveraineté sur le temple de Preah Vihear pas plus qu’elle n’a accepté le jugement de cette même Cour précisant, en 2013, que la souveraineté sur le temple s’applique au territoire qui s’étend jusqu’à la frontière issue des traités franco-siamois du début du XXe siècle.

Quand le gouvernement thaïlandais échappe au contrôle direct ou indirect de l’armée, les relations avec le Cambodge sont généralement paisibles. Il en fut ainsi en 2000 où les deux pays se sont accordés sur un document ayant valeur de traité (on appelle ça un Memorandum of Understanding ou MOU) qui programmait des négociations bilatérales sur la base des traités franco-siamois et des cartes qui en avaient résulté. Mais le gouvernement thaï qui avait signé ce texte a été renversé par un coup d’État militaire. Après vingt-cinq ans et deux coups d’État militaires à Bangkok, le blocage demeure, vu la persistance de la Thaïlande de s’en tenir à ses cartes unilatérales sans valeur juridique.

Au début du deuxième trimestre de cette année, la paix régnait entre les deux pays, il était question d’accroître encore leur partenariat économique et les relations personnelles entre les dirigeants respectifs étaient au beau fixe. Cela ne plaisait pas à l’armée thaïlandaise dont on connaît l’hostilité à l’égard de la famille Shinawatra dont un membre est alors premier ministre et dont deux précédents premiers ministres de la même famille ont été victimes de coups d’État militaires. L’armée redoutait que ce climat de paix débouche sur des négociations permettant de mettre fin au différend frontalier. C’est l’explication de l’attaque surprise du 28 mai au cours de laquelle un soldat cambodgien fut tué.

Percevant que cette attaque risquait d’être le prélude à d’autres tentatives d’annexer ce qui appartient au Cambodge, le Premier Ministre cambodgien, M. Hun Manet, est conscient que vingt-cinq ans d’un dialogue de sourds peuvent déboucher sur une confrontation armée. Il ne voit pas d’autre solution que de demander l’arbitrage de la Cour Internationale de Justice. Face à l’usage de la force, la seule issue pour Phnom Penh est de s’en remettre à la solution pacifique du recours au droit international. C’est la seule arme dont dispose un petit pays pacifique face à la puissance militaire d’un pays comme la Thaïlande.

La proposition de soumettre le différend frontalier à la Cour Internationale de Justice a été rejetée par Bangkok qui, après avoir bloqué toutes les négociations pendant vingt-cinq ans, prétend qu’elles sont la seule voie acceptable.

Les autorités thaïlandaises furieuses de la démarche cambodgienne vers la Cour Internationale de Justice se sont d’abord lancées dans une escalade dans la diffusion d’une avalanche d’affirmations totalement mensongères destinées à discréditer le Cambodge sur la scène internationale. Cette escalade a été suivie, en prenant prétexte des mensonges formulés, d’une escalade militaire qui a débuté par les attaques du 24 juillet et qui se poursuivent, malgré les appels au cessez-le-feu et à la médiation que le Cambodge accepte. Mais que la Thaïlande, tout en prétendant y souscrire, refuse sur le terrain. Le Cambodge ne fait que résister avec les moyens dont il dispose. La Thaïlande cible les pagodes, les temples et détruit tout le patrimoine dont elle ne peut s’emparer.

Il est une question que les observateurs internationaux, si critiques à l’égard du Cambodge qu’ils dépeignent comme l’agresseur, devraient se poser : quel intérêt aurait eu Phnom Penh à déclencher de telles hostilités alors que le pays, après le frein de la pandémie mondiale, est reparti sur la voie d’un développement que le monde admire et à laquelle il accorde la priorité absolue ?

Raoul M. Jennar

raoul jennar

 

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