Matthew Loughrey, professionnel de la colorisation d'images d'archives, a fait scandale en publiant le 9 avril 2021 dans le magazine Vice, des portraits souriants des victimes du génocide Khmers rouges.
Matthew Loughrey, célèbre artiste irlandais à l’origine de «My Colorful Past », travaille depuis quelques années sur la restauration des couleurs de photographies et de bobines de films historiques. Exposé dans le National Geographic, son projet reste extrêmement controversé puisqu’il est régulièrement accusé de déformer le passé. En 2019, il avait déjà confié à Digital camera world, avoir déjà été menacé de mort par un néo-zélandais pour avoir colorisé un négatif sur verre de 1884 représentant le roi maori Tawhiao.
Cela a commencé en 2015 comme un moyen de combler un fossé entre l'histoire et l'art en utilisant la colorisation. Il a rapidement été reconnu comme une option pour les musées et les bibliothèques afin d'améliorer leurs propres expériences pour les visiteurs et cela a porté le projet à un niveau complètement différent,
affirme-t-il lors de son interview avec Digital camera world.
La colorisation des images d’archives : un procédé controversé
Ce n’est pas la première fois que la restauration d’image est controversée. Pour l’historien Laurent Véray, dans son ouvrage « La Grande Guerre au cinéma », les archives sont malheureusement devenues :
Des marchandises comme les autres, qui doivent être consommées. L’exigence de facilité, de formatage des programmes destinés à un large public, pousse de plus en plus à “actualiser” le passé, à lui donner un autre statut médiatique.
Dès l’apparition de la colorisation, de nombreux historiens s’opposent à son utilisation de plus en plus massive dans le domaine des archives. Du manque de précision du détourage, en passant par l’approximation des nuances et la dénonciation de la manipulation des images, ce procédé fait scandale chez certains professionnels.
Woody Allen, Martin Scorsese, Steven Spielberg, parmi d’autres grands réalisateurs, se sont aussi fermement opposés à la colorisation des films en noir et blanc lors des audiences du Sénat entre 1985 et 1988.
La colorisation d’images historiques revêt, pour certains, ce double caractère malsain : trouver un nouveau marché pour les images d’archives, aujourd’hui libres de droits, mais également l’esthétisation « au goût du jour » des images.
Les sourires des victimes heurtent l’Histoire du Cambodge
Matthew Loughrey, franchit ici une autre étape dans la manipulation des images. En effet en plus de les coloriser, il ajoute un joli sourire aux victimes. Aussitôt elle n'affiche plus l'air hagard, terrorisé des photos originales, mais un air, calme, détendu, peut être un peu gêné de celui qui se demande "pourquoi, diable, cherche-t-il à me prendre en photo"
Vice a donné de la visibilité au travail de Matt Loughrey, qui a colorisé des portraits des victimes des Khmers rouges. Une manière d'«humaniser cette tragédie» selon le média. Sauf que Loughrey a également modifier les images d'archives pour faire sourire les victimes.
— Jacques Pezet (@Jacques_Pezet) April 10, 2021
Youk Chhang, directeur du Centre de documentation du Cambodge, lui-même survivant et conservant de nombreuses archives relatives aux Khmers rouges, a déclaré :
Comment pouvez-vous changer l'enfer en bonheur ? C’était une grave injustice envers les victimes que de modifier un tel morceau d'histoire, qui est toujours une histoire vivante.
Le contexte dans lequel ces photographies ont été prises contraste terriblement avec l’utilisation que Matthew Loughrey en a faite.
Prises dans le camp de la prison Tuo Sleng (S-21), ces portraits ont été effectuées juste avant que ces victimes se fassent torturer et assassiner. Alors que près d’un quart de la population khmère s’est faite massacrée lors du génocide des Khmers rouges entre 1975 et 1979, des centaines de portraits en noir et blanc exposés au musée nationale de Phnom Penh, sont le symbole de l’horreur de cette période.
Si selon le magazine Vice, dans lequel les photos ont été publiées, Matt Loughrey avait présenté ses sourires comme étant naturels. Ces sourires étaient certainement dus à la nervosité, et ils apparaissaient plus régulièrement chez les femmes.
Pour le ministère de la Culture et des Beaux-Arts cambodgien :
Ces images modifiées portent gravement atteinte à la dignité des victimes. Nous exhortons les chercheurs, les artistes et le public à ne manipuler aucune source historique afin de respecter les victimes.
Il a également demandé le retrait de la publication offensante en menaçant de poursuites judiciaires le média Vice. Pour le ministère, ce projet viole également les droits du musée en tant que propriétaire légitime de ces images.
Le Centre de Documentation du Cambodge (DC-Cam) estime qu’environ 20 000 personnes ont été détenues à la prison de Tuol Sleng. Si pour Matthew Loughrey, la colorisation de ces portraits permet d’apporter de l’humanité aux victimes, Theary Seng, une survivante des Khmers rouges s’oppose à ce discours. Elle affirme :
Les couleurs n'ajoutent pas d'humanité à ces visages. Leur humanité est déjà capturée et exprimée dans leurs yeux hagards, leur résignation apathique, leurs regards défiants. L’inhumanité se trouve dans l'ajout inexplicable de maquillage et d'un sourire par M. Loughrey, comme pour se moquer de leur souffrance.
Face à l’ampleur du scandale, l’article a été retiré 48 heures après sa publication. Les autorités cambodgiennes attendent encore des excuses venant de Matthew Loughrey.
lepetitjournal.com a choisit de ne pas publier les photos incriminées