Dans son livre Tu vivras mon fils, publié pour la première fois en 1987, Pin Yathay raconte sa fuite de l’enfer des Khmers rouges et la perte de nombreux membres de sa famille. Pour la première fois, le récit sort en format poche en français. Lepetitjournal.com Cambodge a rencontré le survivant.
Lepetitjournal.com Cambodge : Plus de 30 ans après sa première publication, votre livre fait l’objet de nouvelles publications en français et en khmer. Comment avez-vous pris la décision d’écrire ce récit ?
Pin Yathay : Lorsque je suis arrivé dans un camp de réfugiés en Thaïlande, en juin 1977, des journalistes venaient chaque jour m’interviewer. J’écrivais les réponses aux questions qui revenaient souvent pour y mettre de l’ordre et être certain de ne rien oublier. Je voulais absolument témoigner de ce que j’avais vécu pour que quelqu’un vienne en aide au peuple cambodgien et surtout pour alerter mes compatriotes afin qu’ils ne rentrent pas au Cambodge. Par la suite, j’ai donné des conférences dans plusieurs pays occidentaux pour faire passer mon message mais elles ne pouvaient pas durer plus de deux ou trois heures et j’avais tellement à raconter… Un ami m’a conseillé d’écrire un livre et m’a présenté un éditeur qui a tout de suite accepté le projet. En décembre 1979, je publiais L’Utopie meurtrière écrit en français, dans lequel je témoigne de ce qui se passait au Cambodge. Lorsque j’ai cherché à en faire une version en anglais, l’éditeur que j’ai rencontré m’a demandé de raconter mon histoire de manière plus personnelle. Il pensait que le public anglophone serait plus réceptif. En 1987 était publié Stay Alive, My Son.
La version en français Tu vivras, mon fils a été éditée pour la première fois en 2000 et la version en khmer en 2003. Aujourd’hui, le livre est traduit dans une douzaine de langues. Il est important pour moi que le livre me survive pour continuer à diffuser l’histoire. Une partie de la jeune génération cambodgienne manifeste son souhait de tourner la page sur le passé et d’aller de l’avant. Je pense qu’on doit aller de l’avant mais ne surtout pas oublier l’histoire.
Comment a été reçu votre récit à l’époque ?
J’étais un des rares adultes, instruit de surcroît, à s’échapper de l’enfer khmer rouge pour pouvoir témoigner. J’étais ingénieur, j’ai fait mes études au Canada, ma parole était écoutée. Cependant, j’avais aussi des détracteurs qui m’accusaient de travailler pour le gouvernement vietnamien, comme Elizabeth Becker, journaliste américaine invitée par les Khmers rouges à visiter le pays en 1978 avec deux autres confrères. Elle a évidemment changé d’avis par la suite. Cette même année 1978, alors que je donnais une conférence à l’Ecole Polytechnique de Montréal, où j’ai étudié, des étudiants ont organisé une manifestation contre moi, notamment des étudiants cambodgiens et des Canadiens pro-Khmers rouges. J’ai persisté, mon intention était d’alerter sur le régime en place au Cambodge. Si j’ai pu empêcher le retour ne serait-ce que d’une cinquantaine de personnes au Cambodge avec mes interventions, je considère que c’est un succès.
Dans le livre, vous montrer le processus de déshumanisation mis en place par les Khmers rouges. Comment analysez-vous ce qui s’est passé 40 ans après ?
C’est tout d’abord l'enchaînement historique des faits, la succession d'événements politiques et idéologiques qui ont permis aux Khmers rouges d’accéder au pouvoir. Le communisme était dans l’air du temps, on le voyait avec le Vietnam, l’URSS, la Chine. Même la France à l’époque avait un parti communiste fort. Beaucoup d’intellectuels encourageaient ce courant politique. Le problème est que ce sont des hommes qui mettent en place des idéaux politiques et entre la théorie et la pratique, ils sont souvent dépassés. Les Khmers rouges étaient des personnes qui pensaient ne pas être à la place qu’elles méritaient dans la société cambodgienne.
Guidés par l’idée de vengeance, ils ont été pris au piège par leurs idéaux. Leur stupidité a entraîné l’extermination de plus de 20% de la population cambodgienne. Pour eux, la vie humaine individuelle n’avait pas de valeur, seul comptait le système, l’Angkar. C’est une des raisons pour lesquelles ils ont commencé par exterminer toutes les personnes instruites comme les ingénieurs, les médecins ou encore les enseignants, toutes les personnes capables de remettre en cause leur idéologie, leur système agraire archaïque. La perte de 90 % des intellectuels cambodgiens a été gravissime. Je me rends compte que plus de 40 ans après, nous ne comprenons toujours pas comment raisonnaient les Khmers rouges alors qu’eux comprenaient très bien notre pensée.
Quel est votre ressenti sur le bilan du tribunal chargé de juger les crimes des Khmers rouges, que vous appeliez de vos vœux dans l’ancienne préface du livre ?
Ce procès n’est pas parfait, il a légitimement été critiqué pour sa durée, son coût, et le fait que les accusés sont peu nombreux, mais il a le mérite d’exister. La justice et la vérite n’ont pas de prix. Je pense que c’est important pour le peuple cambodgien qu’on reconnaisse ses souffrances. La condamnation de Douch en appel en 2012, mais aussi celles de Nuon Chea et Khieu Samphan en novembre 2018 sont des bonnes choses. J’ai moi-même pu témoigner le 7 février 2013 contre Nuon Chea et Khieu Samphan. À la fin de mon témoignage, j’ai demandé aux anciens dirigeants de faire ce qu’ils préconisaient tant lorsqu’ils étaient au pouvoir, je les ai appelés à faire leur autocritique et à demander pardon au peuple cambodgien. Malgré les preuves irréfutables comme les charniers, les nombreux témoignages, ils n’ont pas eu le courage de le faire. Ils se sont tus.
Propos recueillis par Virginie Vallée et Pierre Motin