Les Cambodgiens ne jurent que par lui mais vous ne le connaissiez peut être pas. Kong Nay est un virtuose du chapei, un art traditionnel cambodgien. LePetitJournal.com vous livre les confidences du barde aux mille vies
Dans une des salles du Cambodian Living Arts, nous retrouvons celui qu'on surnomme le 'Ray Charles du Cambodge'. Petit homme voûté aux lunettes noires, Kong Nay nous reçoit avec ses élèves pour une classe de chapei, cette drôle de guitare qu'on dit capable de produire du jazz cambodgien.
En avant la musique !
A 4 ans, le petit Nay perd la vue à la suite d'une maladie. Enfant inquiet, il se pose tout de suite beaucoup de questions : "En grandissant, comment je vais me nourrir si je ne sais rien faire ?" La réponse lui vient sous la forme d'une performance de chapei dans son petit village de la région de Kampot. Le courageux Cambodgien s'initie alors seul en imitant les autres, les bonzes de la pagode, sa mère... C'est à 13 ans qu'il obtient son premier instrument et apprend auprès de son oncle Kong Tith. Très vite, il connait un petit succès local encouragé par les gens de son village.
Réduit au silence
Puis vient le temps des Khmers rouges, l'artiste a alors une quarantaine d'années. Pol Pot lui demande de jouer des chansons révolutionnaires. Au début, Nay avoue avoir été enthousiasmé par ce rôle privilégié : "On me demandait de chanter l'égalité des droits. Bien sûr que j'étais d'accord !" Mais en 77, Kong Nay déchante. Les artistes ne sont plus autorisés à pratiquer leur art. Adieu la vie de protégé, il devra aller à la campagne comme les autres pour aider au développement du pays. Le musicien se rend alors compte des exactions du régime auquel il croyait: "Les gens étaient forcés d'obéir et soumis à des pressions." Jusqu'à la chute du régime, il travaille à l'élaboration de cordage avec des palmiers. Nay tente de faire le moins de vagues possibles, de se fondre dans la masse! Aussi, il ne jouera plus pendant trois ans. C'est finalement à force de discrétion que l'artiste passera entre les mailles du filet pendant les années noires du Cambodge... Un vrai exploit compte tenu des facteurs qui jouaient en sa défaveur !
Lorsqu'il parle de son passé, une anecdote lui revient immédiatement. Nous sommes en 1975, 3 jours avant la chute de Phnom Penh. Son frère vient tout juste d'être tué par les khmers rouges. La coutume voudrait que le reste de la famille subisse un sort similaire. Aussi, des écharpes rouges arrivent annoncer à la famille Kong qu'elle va aller "planter des légumes", un code pour désigner une exécution sommaire. Terrifiés, les proches de notre ami aveugle se savent vouer à une mort certaine. Coup de théâtre, les soldats vietnamiens, et leurs alliés cambodgiens, arrivent in extremis pour sauver sa famille ! Il s'en est fallu d'un cheveu pour que le Cambodge perde son plus grand barde !
Signes de reprise
Dès l'occupation vietnamienne, Kong Nay reprend son art. Les doigts lui brûlent déjà d'impatience. Le Cambodge a perdu 90% de ses artistes mais lui est bien vivant. Les victoires se multiplient: un premier prix de chapei dans son village en 1983, puis à Kampot en 1985 et enfin à Phnom Penh en 1991, la consécration. Les Khmers traumatisés ont envie d'entendre cet art traditionnel qu'on les a empêché de jouer pendant 5 ans. En 1992, le maître prend part à la reconstruction culturelle du Cambodge sur invitation du ministère de la Culture et des Beaux Arts. Naturellement, on lui confie l'enseignement du Chapei. Le ministère l'enverra même faire preuve de la qualité de l'art traditionnel cambodgien hors des frontières: France, Thailande, Belgique, Vietnam, Nigeria...Nay avoue avoir aimé Paris et Lyon. Les sons y sont beaux même s'il ne les comprend pas.
Transmission du savoir
En 2003, le maître rejoint le Cambodian Living Arts, un programme qui travaille à la survie de l'art traditionnel khmer. Même en retraite, il y tient une classe deux heures par jour et se dit heureux de partager ses connaissances: "La survie de la tradition est entre les mains de la nouvelle génération. Si je meurs, c'est mes élèves qui transmettront." Pourtant, après les Khmers rouges, beaucoup de jeunes ne connaissaient pas le Chapei, s'en désintéressaient et les joueurs manquaient. Ce n'est qu'au début des années 2000 que les Cambodgiens ont commencé à vouloir réécouter de l'art traditionnel ! Le programme du Cambodian Living Arts est donc arrivé à point nommé.
Aujourd'hui, des maîtres de chapei d'avant les khmers rouges, il n'y en presque plus. C'est tout juste si le musicien se rappelle le nom d'un Khmer de 80 ans comme lui et celui d'un autre de 54 ans. Alors, Kong Nay continue de s'acharner : "A force de me déplacer partout, les choses ont changé. J'espère que quand les cambodgiens m'écoutent, cela leur donne envie d'en savoir davantage sur le chapei et la musique traditionnelle." Malgré son âge avancé, le khmer continue les tournées aux Etats Unis, en Angleterre, en Suisse ou en Australie, cette fois-ci soutenu par le Cambodian Living Arts. Coûte que coûte, il poursuit son combat pour que l'art traditionnel ne tombe pas dans l'oubli.
Un Phnompenhois (presque) comme les autres
Le musicien ne nous quitte pas sans avoir improviser une ballade à la gloire de notre échange. On rit aux éclats de la plaisanterie tandis que sa voix rocailleuse sur une mélodie entraînante nous transporte. Rarement on aura vu autant de swing et de jazz chez un musicien local. Aujourd'hui Kong Nay a 10 enfants de la même femme à qui il a juré fidélité en 1964. Il y a des pêcheurs, des fermiers, des citadins aussi. Tous se rassemblent aujourd'hui autour du vieil aveugle pour l'aider au quotidien. Le Ray Charles cambodgien avoue que ce n'est pas aussi facile de se déplacer à Phnom Penh que dans son village où il se baladait insouciant sa canne à la main. Alors si vous apercevez, un petit monsieur aux lunettes noires, un peu perdu, aidez-le, qui sait c'est peut être le plus grand barde du Cambodge !
Marion Le Texier (www.lepetitjournal.com/cambodge.html) mardi 22 juin 2010