Déclaré zone de protection marine au Cambodge en avril 2018, l’archipel de Kep vient d’être désigné premier Hope Spot du pays par la fondation Mission Blue grâce aux efforts de l’ONG Marine Conservation Cambodia. Un espoir pour ces fonds marins dégradés.
Station balnéaire fondée en 1908 et lieu de villégiature convoité pendant le régime du Sangkum, Kep est aujourd’hui une ville côtière en transition, réinvestie par une nouvelle génération de Cambodgiens aux revenus plus élevés qui côtoient les familles de pêcheurs. Les nombreuses villas en ruine qui bordent la côte offrent une vue imprenable sur l’archipel de Kep, dont les eaux peinent à alimenter à elles seules le célèbre marché de crabes et poissons. En effet si la ville a profité du développement touristique, aucune politique tournée vers la protection marine n’avait été mise en place avant l’installation de Marine Conservation Cambodia (MCC) dans la province en 2013.
Forte d’une première expérience à Koh Rong Samloem depuis 2008, l’ONG fondée par l’Anglais Paul Ferber s’est implantée il y a plus de cinq ans sur la petite île de Koh Ach Seh sur proposition du gouvernement. L’équipe, composée d’une quinzaine de membres permanents cambodgiens et étrangers, biologistes et techniciens de tous horizons, a progressivement établi son centre de recherche sur l’île ; inhabitée depuis le régime des Khmers rouges à l’exception d’un petit poste de police. Partant d’une zone dédiée à la recherche de 150 sur 300 mètres, ce sont aujourd’hui trois îles qui forment le cœur d’une zone de protection de 11 354 hectares, la deuxième zone marine de protection marine du Cambodge ou Marine Fisheries Management Area, créée le 12 avril 2018 sous l’autorité du département de la conservation du ministère de l’agriculture, des forêts et des pêches.
Le mois dernier, la fondation américaine Mission Blue incarnée par la célèbre océanographe Sylvia Earle a ajouté Kep au réseau international des Hope Spots. Depuis sa création en 2010, la fondation milite pour le contrôle et la protection juridique d’aires marines sensibles à travers le monde (au nombre de 112 aujourd’hui, la liste est en constante progression) ; elle mise sur ce label pour inviter le grand public et les décideurs politiques à prendre en compte l’urgence de leur protection et mettre en place des mesures concrètes. L’événement scelle ainsi la reconnaissance du caractère remarquable de l’écosystème de l’archipel, mais surtout de sa position névralgique pour la survie de toute une biorégion et le maintien d'une économie locale fondée sur la pêche familiale et traditionnelle.
D’après Amick Haissoune, le coordinateur québécois du projet Marine Conservation Cambodia, l’archipel de Kep constitue une réserve de nourriture et un chemin migratoire pour de nombreuses espèces en raison de la richesse de ses herbiers marins, de la basse profondeur de ses eaux et de ses récifs coralliens. On trouve notamment dans cette zone maritime des hippocampes et de nombreuses créatures rares et insolites qui comblent les adeptes du macro-diving, mais aussi des mammifères menacés d’extinction, comme les dauphins de l'Irrawaddy et les dugongs herbivores, aussi appelés vaches des mers, ainsi que de rares requins-baleines. L’archipel de Kep se situe également entre deux des cinq plus grands herbiers marins d’Asie du Sud-Est, au large de la province de Kampot et de la province vietnamienne de Kiên Giang (île de Phú Quốc). « Ces herbiers auraient en réalité formé une seule et même aire floristique par le passé, disjointe par les importantes destructions qu’ont subies ces fonds marins en quelques années », indique Amick Haissoune.
A Kep, le chalutage est le principal responsable de la destruction des fonds marins
La situation s’est détériorée en une vingtaine d’années, les communautés locales se débattant avec le chalutage et le développement de la pêche illégale et destructrice, malgré la révision des lois sur la pêche et la conservation marine initiée en 2006. Avec le développement de la pêche commerciale, la pression pesant sur les familles de pêcheurs s’est amplifiée depuis l’arrivée des chalutiers étrangers. Ces derniers, en majorité vietnamiens du côté de Kampot et Kep et thaïlandais près de Sihanoukville et Koh Kong, contraignent certains Cambodgiens à sauter le pas à leur tour. MCC a ainsi pu observer qu’entre 2006 et 2014 le nombre de chalutiers est passé de 4 à plus de 70. Certains bateaux de pêche utilisent des filets pouvant atteindre plusieurs kilomètres de long, raclant littéralement fonds et récifs sur leur passage. « Le Cambodge dispose pourtant d’un bon système juridique en matière de conservation marine », souligne Amick Haissoune. En effet, la législation cambodgienne prévoit des restrictions adaptées à un zonage précis des eaux qui interdit le chalutage sur toutes les zones de pêches côtières de moins de 20 mètres de profondeur et les prairies marines, ainsi que l’utilisation d’un ensemble d’équipements et de méthodes de pêche particulièrement agressives comme les filets électriques, les explosifs ou les harpons, de même que leur production, leur transport et leur vente, etc.
Dans la mesure où la profondeur n’excède pas dix mètres sur l’archipel, le chalutage est strictement illégal et la collaboration avec le gouvernement et les administrations locales de Kampot et Kep, bien que réelle, se bute à un manque de moyens et d’effectifs face aux pressions du contexte local. « Il existe néanmoins une volonté de changement tant du côté des autorités que des communautés » insiste Amick Haissoune. Des raisons qui expliquent que l’organisation soit régulièrement conduite à mener des patrouilles mixtes d’information, de contrôle voire d’intervention directe avec l’autorisation de la police locale.
Des récifs artificiels pour faire d’une pierre trois coups
MCC a obtenu le prix de la Conservation marine de la National Geographic Society pour la conception de récifs artificiels anti-chalutage et de « dispositifs d’agrégation de la vie marine ». Ces structures permettent la lutte contre le chalutage, la restauration des fonds marins et de la qualité de l'eau, ainsi que la création d’un revenu alternatif pour les communautés.
Marine Conservation Cambodia a conçu et mis en place une série de dispositifs innovants, qui sont autant de méthodes passives pour atteindre les objectifs recherchés par la mise en place de la MFMA. La construction de récifs artificiels sur ces déserts marins créés par le chalutage s’est traduite concrètement par l’installation de plus de 90 îlots de blocs en béton assemblés en structure hexagonale, suivant une extension en soleil à partir du quartier général de Koh Ach Seh. D'un poids de trois tonnes, ils opèrent comme des ancres capable d’arracher les filets de pêche à leur contact, mais contribuent également à la restauration d’un nouvel habitat susceptible d’accueillir plantes, mollusques et coquillages favorables à bien d’autres organismes vivants et à l’amélioration de la qualité de l’eau. D’autres dispositifs d’agrégation de la vie marine conçus à partir de structures en bambous et cordes facilement réplicables et à faible coût ont notamment accueilli de nouvelles colonies de moules à lèvres vertes. Ces dernières, qui filtrent l’eau, sont porteuses d’espoir quant à la capacité de restauration et de résilience de l’écosystème. Pour l’équipe de MCC, elles pourraient également constituer un revenu alternatif pour certaines communautés de pêcheurs.
« On ne peut avoir un écosystème sain sans une communauté côtière en bonne santé », explique Amick Haissoune. Ainsi pour l’équipe, le projet de conservation est indissociable du soutien des communautés locales, mais également de la formation scientifique d’une nouvelle génération d’étudiants cambodgiens. Pour la deuxième année consécutive, MCC a développé le projet Liger Research Marine Team avec les étudiants de la Liger Leadership Academy de Phnom Penh, une école privée américaine déployant un programme résidence et bourses scolaires pour une soixantaine de nouveaux étudiants tous les ans, sélectionnés sur l’ensemble du pays.
Outre une formation à la plongée sous-marine et des cours d’initiation à la biologie marine proposés sur l’île quatre jours par mois, ils se sont vu progressivement confier les missions de recensement de la faune et de la flore de l’archipel et de surveillance des structures anti-chalutage. Ils travaillent actuellement à la production d’un rapport sur les activités de MCC qui sera présenté cette année à Hong Kong à l’occasion d’un concours sur l’innovation. L’accueil en stage d’étudiantes de l’université royale de Phnom Penh et de l’université royale d'agriculture a par ailleurs abouti à la rédaction des premiers mémoires en biologie marine du Cambodge. L’équipe de MCC travaille aussi à développer un réseau de recherche international, un projet d’échange avec le biolab de l’université de Ghent en Belgique étant en gestation.