Édition internationale
Radio les français dans le monde
--:--
--:--
  • 0
  • 0

RENCONTRE - Jean Poncet, traducteur de Lucian Blaga et d'Ana Blandiana

Jean Poncet traducteur de poésie roumaineJean Poncet traducteur de poésie roumaine
Écrit par Grégory Rateau
Publié le 11 juillet 2022, mis à jour le 11 juillet 2022

Cette semaine notre rédaction est allée à la rencontre du linguiste, traducteur et poète français Jean Poncet. Il a, entre autres, traduit le poète roumain Lucian Blaga et revient aujourd'hui avec une traduction en français des poèmes d'Ana Blandiana chez Jacques André Editeur. La célèbre poétesse sera justement l'une des invitées ce mois-ci du Festival de poésie de Sète "Voix Vives – De Méditerranée en Méditerranée".

 

 

La campagne, si pauvre fût-elle, était d’une beauté stupéfiante : la sérénité des monastères peints dans leurs écrins de verdure, l’élan des églises en bois, les costumes des paysans, qu’on aurait pu dire folkloriques, mais qui constituaient les habits du quotidien, y compris au travail.

Vous avez découvert la Roumanie à la fin des années 70. Quelles furent vos premières perceptions du pays ?

Ce que j’ai découvert à cette époque, c’est la Bucovine et le Maramureș. M’a d’abord frappé un étrange sentiment de familiarité : je ne comprenais pas la langue que j’entendais, mais sa musique était indéniablement latine ; et puis, il y avait le mujdei, omniprésent, et dans les bus une odeur d’ail renversante, même pour le Marseillais que je suis. La campagne, si pauvre fût-elle, était d’une beauté stupéfiante : la sérénité des monastères peints dans leurs écrins de verdure, l’élan des églises en bois, les costumes des paysans, qu’on aurait pu dire folkloriques, mais qui constituaient les habits du quotidien, y compris au travail. Mais c’est aussi le pays où la prégnance de la surveillance, de la censure, était la plus sensible, le seul – alors qu’à la même période, je travaillais aussi en Pologne, en R.D.A., en Tchécoslovaquie – où mon activité de formateur a été entravée pour des raisons « idéologiques ».

 

Vous y êtes retourné depuis pour des festivals de poésie. Des changements à noter ? Une rencontre singulière, une anecdote particulière, que vous aimeriez nous conter ?

Depuis 1996, je vais régulièrement en Roumanie et ce qui m’y frappe, c’est la rapidité des changements. Les costumes traditionnels sont devenus « folkloriques » ou ne sont portés, en certaines occasions, que pour affirmer sa « roumanité ». Les routes de terre se couvrent d’asphalte ; les autoroutes étendent leur réseau ; les voitures, souvent étrangères, remplacent les charrettes à cheval ; les villes grandissent, avec leurs bâtiments modernes souvent sans âme ; la culture américaine est partout, à la télévision, dans les librairies, au cinéma, dans les malls, pendant que la francophonie et la francophilie s’estompent. Parallèlement, et surtout depuis leur entrée dans l’Union européenne, les Roumains voyagent librement et, si l’émigration économique est importante, du moins on ne « fuit » plus le pays. La Roumanie « s’occidentalise » ? Pour le meilleur et pour le pire…

 

Quel a été le déclencheur de votre désir de traduire des poètes roumains, dont Lucian Blaga, et surtout d'apprendre cette langue ?

J’ai découvert la poésie roumaine par les publications bilingues de Minerva, maison d’édition alors étatisée, qui avait pour fonction, entre autres, de faire connaître les classiques de la littérature roumaine à l’étranger. Ces livres n’avaient pourtant aucune diffusion en dehors de la Roumanie et les traductions, faites par des Roumains dans des langues qui n’étaient pas les leurs, étaient souvent médiocres, à tout le moins peu poétiques. Mais elles avaient le mérite d’exister : nul doute que, sans elles, ma vie aurait pris un autre chemin. Lorsque j’ai découvert Blaga, j’ai senti que, sous cette langue française souvent bancale, se cachaient une pensée profonde et une grande richesse métaphorique. C’est par frustration que j’ai appris le roumain, pour connaître le vrai Blaga et, plus tard, en offrir une version plus digne de lui aux lecteurs francophones.

 

Lucian blaga

 

Vous traduisez aujourd'hui Ana Blandiana dont la parole, autrefois censurée durant le communisme, a trouvé en réaction un très large écho. Pensez-vous qu'aujourd'hui la poésie puisse résonner de la même manière alors que la parole est libérée de toute contrainte ?

Si les circonstances historiques ont fait de Blandiana une porte-parole du combat pour la liberté sous Ceaușescu et dans les mois qui ont suivi sa chute, elle est, avant tout, une grande poète. En préambule à L’Architecture des vagues, publié en 1990, Blandiana ne disait rien d’autre : « La liberté a transformé ces pages, initialement manuscrites, qui se voulaient manifestes et qu’il fallait lire entre les lignes, en poèmes tout simples qui n’aspirent à demeurer que pour leur valeur esthétique. Je les dédie à ceux qui, au prix de leur vie, ont aussi permis la renaissance de la poésie pour la poésie. » Il est certain que le rôle éthique joué par Blandiana au sein de la société civile contribue grandement à sa popularité. Mais l’on ferait une grave erreur de ne plus lire sa poésie au prétexte qu’elle ne serait plus pertinente. Son dernier recueil, Variations sur un thème donné, n’a d’ailleurs rien de politique : c’est un long poème d’une grande profondeur métaphysique sur la mort et l’amour.

 

Comment pourriez-vous définir la poésie roumaine d'hier et d'aujourd'hui ?

Commençons par le post-romantisme d’Eminescu (1850-1889), « parrain » de la langue roumaine, poète « national ». Dirai-je, comme Gide sur Hugo, Eminescu hélas, tant il a pesé sur la poésie roumaine, retardant son entrée dans la modernité ? Il a fallu Lucian Blaga (Les Poèmes de la lumière, 1919), marqué par l’expressionnisme viennois, pour jeter les bases d’une nouvelle poésie roumaine, libérée dans sa langue et ses métaphores. Citons ensuite le surréaliste Gellu Naum (Le Voyageur incendiaire, 1936). S’agissant des poètes plus récents, il est une pratique courante de les classifier en générations (60, 70, 80, etc…), en courants (postmoderne, fracturiste, minimaliste, hyperréaliste, déprimiste) ou que sais-je encore ? Cela m’a toujours paru artificiel, tant est grande la diversité des voix individuelles. Ce qui frappe, en revanche, c’est combien la chute du Mur a ouvert au monde non seulement le pays, mais ses jeunes poètes.

 

Pensez-vous que la jeunesse roumaine soit assez valorisée dans le secteur artistique et plus précisément dans le domaine de la poésie où l'on s'acharne plutôt à faire connaître les gloires du passé ?

Il est vrai que l’Union des écrivains de Roumanie n’attire guère les très jeunes générations, même si ses filiales dans les diverses régions du pays constituent des lieux privilégiés de rencontres et d’échanges en même temps que le soutien logistique de très nombreuses revues, qui ne publient pas que des poètes âgés et reconnus. Sans doute est-elle perçue comme trop « institutionnelle ». Il est clair, en tout cas, que la jeune poésie roumaine est très présente sur internet. Est-ce un choix ou une contrainte due à la frilosité des éditeurs ? Il en existe pourtant qui s’ouvrent parfois à des écritures moins conventionnelles (Plumb, Marineasa, Cartea Românească, Vinea).

 

Les auteurs que vous affectionnez ont été célébrés durant leur jeunesse (où l'on dit forcément les choses avec une énergie différente), n'est-il pas du devoir des passeurs, de faire aussi connaître la vitalité de la poésie au présent ?

Mis à part Les Poèmes de la lumière, la reconnaissance de Blaga comme poète fut longue à venir. Et si les tirages d’Ana Blandiana sont moindres aujourd’hui que dans le passé, il s’agit d’une situation générale qui tient plus à l’économie de l’édition poétique qu’aux poètes eux-mêmes. Cela dit, outre le fait que j’ai aussi traduit et publié une dizaine de poètes moins « classiques », j’avoue que mes choix sont le fruit de mes rencontres et des mes affinités esthétiques. Mais il existe d’autres traducteurs – trop peu nombreux, certes, mais cela tient au statut marginal de la langue roumaine – qui accomplissent un travail remarquable sur des poètes plus jeunes : Nicolas Cavaillès et sa maison d’édition Hochroth ; Linda Maria Baros à qui l’on doit, entre autres, une traduction de Simona Popescu et une Anthologie de la poésie roumaine contemporaine (1990-2013) ; Stéphane Lambion (04:00 – Canti domestiques, de Radu Vancu) ; Jan H. Mysjkin, dont l’anthologie Pour le prix de ma bouche – Poésie roumaine post-communiste rassemble 25 poètes et s’étend jusqu’aux années 2000 ; Radu Bata enfin, qui accomplit un travail singulier avec son Blues roumain, deux anthologies « imprévues » et « désirées », qui balaie le champ de la poésie roumaine depuis Eminescu jusqu’à des inconnus dont il a repéré les textes sur internet.

grégory rateau
Publié le 11 juillet 2022, mis à jour le 11 juillet 2022

Flash infos