Notre rédaction rencontre la traductrice roumaine Gabrielle Sava, née à Bucarest en 1975 et qui, depuis 2017, se consacre exclusivement à la traduction littéraire sous le pseudonyme de Gabrielle Danoux. Admiratrice inconditionnelle de l'écrivaine franco-vietnamienne Linda Lê et passionnée de la langue française, Gabrielle nous en apprend un peu plus sur sa vocation.
J’aime éperdument mes racines(...) C’est une fois arrivée en France, pour mes études de lettres, en 1994, que j’ai pris conscience de la place réelle qu’occupait le français dans ma vie. Cette seconde langue me rappelle mon enfance et mon émancipation intellectuelle.
Grégory Rateau: Tout d’abord, comment vous est venue cette passion pour la langue française ?
J’ai commencé très tôt à apprendre le français notamment lors d’un séjour de deux ans (1982-1984) en Algérie. Ensuite, après le changement de régime de 1989, j’ai suivi les cours du Lycée français de Bucarest. C’est une fois arrivée en France, pour mes études de lettres, en 1994, que j’ai pris conscience de la place réelle qu’occupait le français dans ma vie. Cette seconde langue me rappelle mon enfance et mon émancipation intellectuelle.
Quel a été votre premier coup de cœur littéraire en français ?
Je dirais qu’il s’agit du livre de Linda Lê, Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, où elle évoque, entre autres, celui qui n’a eu de cesse de chercher la « voix silanxieuse », Ghérasim Luca. À partir de 2009, j’ai lu avec avidité les livres de cette grande amoureuse du français, elle-même d’origine étrangère.
Par quel biais êtes-vous arrivée à la traduction ?
En 2006, très précisément, en découvrant l’album d’Olivia Ruiz, La Femme chocolat, j’ai eu un déclic. Je me suis rappelé le court roman de Gib. I. Mihăescu, Femeia de ciocolată. Je me suis mise à rêver secrètement de le traduire et de le publier. C’est ce que j’ai réussi à faire fin 2013, après une longue préparation. J’étais à l’époque fonctionnaire dans l’administration fiscale, ce qui m’a permis de dresser d’abord la liste des obstacles qui m’attendaient.
Parlez-nous des différentes étapes de la traduction d’un livre ?
Il faut distinguer ici deux sortes de livres. Ceux dont l’auteur est dans le domaine public (autrement dit décédé depuis une certaine période qui varie selon les pays, mais qui généralement est fixée à 70 ans) et ceux pour lesquels il faut obtenir les droits de traduction.
Pour les premiers, c’est surtout le plaisir de lecture qui a dicté mes choix, mais c’est loin d’être le seul critère déterminant.
L’étape de la traduction proprement dite est la plus longue, mais aussi la plus facile et gratifiante. Comme je dispose, en toute modestie, d’un vocabulaire assez étendu dans les deux langues, je dicte quasiment en continu à un logiciel de reconnaissance vocale (ils sont devenus très répandus et même plutôt performants). Pour avoir de la fluidité je prends le soin auparavant de faire des recherches sur des termes moins connus, voire entièrement nouveaux pour moi.
Le plus fastidieux c’est d’attaquer la deuxième étape, celle de la confrontation entre le premier jet en français et le texte original : il faut à la fois rester fidèle au sens ou à ses ambiguïtés, tout en permettant à la traduction d’être autonome. Une bonne traduction est celle dans laquelle on a l’impression que le texte a été rédigé en français.
Troisième et dernière étape, avant les corrections orthographiques (de préférence par un tiers) : la relecture seule. Il faut, comme je le disais, ne plus sentir le roumain dans la version finale, donc il s’agit essentiellement de reprendre toutes les formes, plus ou moins insidieuses, de « calque ».
Me concernant, il faut rappeler que j’ai une vingtaine de traductions publiées en autoédition, et pour lesquelles la plus grande joie a été leur publication sur la plateforme KDP, autrement dit leur mise à disposition du public. D’un point de vue administratif, cela fait aussi partie du travail de traduction, puisqu’il n’y a pas d’intermédiaire qui intervient. C’est à la fois une liberté et une grande responsabilité. Presque tout repose sur mes épaules. Donc tout est loin d’être parfait.
Deux mots enfin sur les livres dont les droits ont été « à acquérir ». Pour le roman de Gheorge Crăciun, La Poupée russe, c’est l’éditeur qui s’en était chargé. Pour les autres auteurs, tous vivants, c’est les relations que j’ai tissées avec eux qui m’ont permis de les convaincre.
Selon vous, un traducteur doit-il être en rapport étroit avec l’auteur qu’il choisi de traduire ?
Mon opinion surprendra sans doute. Comme j’ai d’abord traduit des auteurs dans le domaine public j’ai pris l’habitude de me « débrouiller » sans leur aide, mais avec le concours de la documentation écrite uniquement. J’ai cru ensuite que la possibilité de contacter l’auteur pour dissiper une ambiguïté était une aubaine. Et puis je me suis ravisée. Une fois publiée, l’oeuvre n’appartient plus à l’auteur finalement, c’est le lecteur qui est le seul maître à bord.
Aussi, en lectrice privilégiée, j’ai accompli parfois des efforts de décortication du texte, sans interroger l’auteur. Quand celui-ci connaît un peu le français, je lui soumets pour observations la version que je considère comme finale. C’est, par exemple, en ce moment, le cas de Cristina Pop, qui vit en Belgique. Pour George Schinteie, le poète a choisi de faire relire par une universitaire roumaine, Manolita Dragomir Filimonescu, ce qui m’a été très utile.
Votre pays d’origine est la Roumanie. Quel lien entretenez-vous avec vos racines ?
J’aime éperdument mes racines. Je lis encore beaucoup en roumain, en plus des manuscrits qu’on m’envoie et je tente, avec mes moyens, de vulgariser surtout la littérature roumaine, qu’elle soit traduite en français ou pas.
Pensez-vous que les jeunes pourront revenir un jour à la lecture avec toutes ces nouvelles technologies qui accaparent leur attention ? Seront-ils à la hauteur des œuvres les plus exigeantes ?
Cette question je me la pose tous les jours finalement, car je suis l’heureuse maman de trois enfants (20, 17 et 12 ans). Pour moi, la question du support, n’a plus lieu d’être. Pour ceux qui préfèrent le papier, il y a une offre pléthorique ce qui permet de trouver quand même un genre à son goût. Pour les autres, les écrans sont aussi des livres au fond. J’ai moi-même une liseuse et la grande majorité des manuscrits roumains me sont transmis par voie électronique.
Savoir en revanche s’ils sont à la hauteur des œuvres les plus exigeantes, c’est un peu plus compliqué, car leur temps est celui de la vitesse. Paradoxalement, je pencherais pour une réponse positive. Ils disposent d’outils pour comprendre davantage, en se documentant et en acceptant de se tourner aussi vers le passé.
Un conseil à donner aux lecteurs qui aimeraient à leur tour se lancer dans la traduction ?
Si c’est pour assouvir une passion, alors il faut, sans hésiter, foncer. Tout est fait pour faciliter la distribution la plus large.
En revanche, pour s’inscrire dans un modèle à l’ancienne, avec un éditeur qui intervient et en amont et en aval, je dirais que c’est mission quasi impossible. Le roumain, hélas, n’a pas bonne « presse » (sic) dans les pays francophones, d’une part et d’autre part, ce système est tellement lent qu’aucune nouveauté n’y trouve sa place. Je parlerais même d’anachronisme : le temps que l’œuvre parvienne au lecteur francophone, elle est déjà dépassée.