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France Bhattacharya ou la passion du Bengale

France Bhattacharya et quelques uns des livres qu'elle a traduit du BengaliFrance Bhattacharya et quelques uns des livres qu'elle a traduit du Bengali
Écrit par Catherine Simonnet
Publié le 24 novembre 2022, mis à jour le 19 décembre 2023

A l’aube de ses 90 ans, France Bhattacharya peut être sereine : elle a réalisé pleinement son rêve de jeunesse de devenir diplomate en Asie. Car son rêve l’a amenée non seulement comme enseignante, à "représenter" la France en Inde mais surtout à faire découvrir en France, telle une ambassadrice, le Bengale, sa langue, sa culture et sa très riche littérature.

Nous l’avons retrouvée à son domicile parisien, toujours aussi vive et passionnée, pour évoquer sa vie et son parcours professionnel d’enseignante et de traductrice.

 

France Bhattacharya chez elle en novembre 2022
France Bhattacharya chez elle en novembre 2022

 

Née entre deux guerres dans une famille française cultivée, sans lien avec l’Asie, France Bhattacharya passe sa petite enfance à Paris et fait toute sa scolarité en internat dans des écoles religieuses, ce qui était courant pour l’époque. Sa mère, qu’elle décrit comme une femme assez exceptionnelle, travaille dans le domaine de la mode, ce qui l’amène à voyager en Europe et aux USA. Elle termine ses études secondaires dans la très chic » Assomption », rue de Lubek où elle obtient son baccalauréat.

France Bhattacharya poursuit son rêve d’être diplomate en Asie et s’intéresse particulièrement à l’Inde. Son diplôme de Science Po Paris en poche, elle prépare le Concours du Cadre d’Orient, en apprenant durant une année le chinois aux Langues’O, seule langue obligatoire à l’époque pour postuler en Asie. Et elle complète sa formation par une maîtrise d’anglais. 

Mais c’est la rencontre avec un jeune étudiant bengali, Lokenath Bhattacharya, venu à Paris préparer une thèse de sanskrit auprès de l’indianiste de renom Louis Renou, qui va orienter définitivement sa vie. 

Lokenath venait d’une famille très cultivée de brahmanes orthodoxes et son père, était un érudit, professeur de sanskrit à l’Université de Calcutta. Il avait été étudiant à Visva Bharati, l’Université créée par Tagore à Santiniketan dont l’ouverture au monde l’avait profondément marqué. Puis diplômé (MA) en sanskrit  de l’Université de Calcutta, il a appris le français à l’Alliance Française et choisi la France, la patrie des droits de l’homme dont il admirait la Révolution.

 

Quand France rencontre Lokenath, il parle parfaitement le français et elle, pas un seul mot de bengali. Mais elle découvre que « l’épouser parait la meilleure chose qu’elle puisse faire, en partant avec lui en Inde, dès sa thèse terminée ».

Et c’est ainsi qu’en 1956, l’aventure commence : elle arrive par bateau en Inde pour la première fois et durant la traversée, elle rencontre Madeleine Biardeau, sanskritiste réputée. Accueillie par Lokenath arrivé en Inde avant elle, ils se marient à Delhi.

 

Un kolam dans la rue à Pondichéry
Un kolam, décoration traditionnelle en Inde du sud - @Nondini

 

 

France Bhattacharya, enseignante de français en Inde

Le premier lieu de résidence du couple Bhattacharya est Pondichéry où ils séjournent 4 ans : elle enseigne le français à l’Alliance française et approfondit ses connaissances en bengali par elle-même et auprès de son mari, qui a un poste au gouvernement grâce à sa connaissance du français. 

En 1960, ils sont très heureux de s’installer à Delhi pour un long séjour, dont elle garde un excellent souvenir. Elle enseigne à l’Alliance Française puis à l’Université et, avec son statut d’enseignante de l’Education Nationale, elle rentre en vacances tous les deux ans en France. Parallèlement, elle continue son étude du bengali en préparant une thèse. Et son mari, quant à lui, travaille à l’Académie des Lettres comme rédacteur en chef de la revue Indian Littérature.

 

Le Delhi Gate
Le Delhi Gate - wikimedia By Nvvchar

 

En 1978, elle soutient à Paris sa thèse de 3° cycle consacrée à « L’analyse structurale des contes bengalis ». Et cette même année 1978, le gouvernement français déclare l’obligation pour les enseignants français travaillant dans les Alliances françaises depuis au moins 6 ans, de revenir en France prendre un poste d’enseignant ou bien de démissionner. La décision est simple à prendre.

 

France Bhattacharya, enseignante de Bengali en France

Après 22 ans passés en Inde, France Bhattacharya rentre à Paris et devient en 1978, grâce à l’obtention de sa thèse, la première, et la seule jusqu’à présent, Professeur titulaire de Bengali à l’INALCO, l’Institut national de langues et civilisation orientales, dit les Langues’O .

 

L'entrée de l'INALCO, 2 rue de Lille à Paris
L'entrée historique de l'INALCO, 2 rue de Lille à Paris

 

L’enseignement du Bengali a débuté aux Langues’O en 1930, après l’obtention par Rabindranath  Tagore du Prix Nobel de Littérature. Sous l’influence d’indianistes renommés dont Sylvain Lévi, qui avait rencontré Tagore à Santiniketan, une chaire de bengali est crée et reste active deux ans.

Puis, en 1964, l’enseignement reprend et, à partir de 1978 jusqu’à sa retraite, France Bhattacharya est professeur titulaire de la langue, de la littérature et la culture bengalie - et vice présidente de l’Inalco dans les années 90. Elle complète sa formation personnelle par une année de sanskrit et son mari, qui avait dû rester en Inde pour son propre travail, la rejoint à Paris en 1989.

En 1990, elle soutient sa Thèse d’Etat sous la direction de Madeleine Biardeau avec pour sujet « L’étude comparée des Mangal Kavyas dédiés à Candi et à Manasa » qui sont des poèmes en bengali datant du XV°-XVI° siècle, sur des divinités féminines, Candi étant une forme de la déesse Durga et Manasa, la déesse des serpents. 

 

Elle publie en 1995 avec Lokenath Bhattacharya, le premier Dictionnaire Français-Bengali (Ed Asiatique-Inalco) dont l’édition a été augmentée en 2004.

Parmi ses anciens élèves, Annu Jalais est la plus connue : sa thèse sur les Sunderbans (Forest of tigers, Ed Routledge 2010) fait référence et l’écrivain Amitav Ghosh lui a rendu hommage dans son livre Jungle Nama (Ed Harpercollins 2021).

 

Pêcheurs dans les Sunderbans au Bengale occidental
Pêcheurs dans les Sunderbans au Bengale occidental - @Nondini

 

France Bhattacharya, devenue à la retraite Professeur émérite de l’INALCO, poursuit sa passion, la traduction de littérature bengalie, débutée lors de son séjour à Delhi. 

 

Un brahmane indien sur un mur de l'INALCO
Un brahmane indien sur un mur de l'INALCO, 2 rue de Lille

 

France Bhattacharya, traductrice de Bengali

France Bhattacharya commence sa carrière de traductrice de littérature bengalie quand elle vit à Delhi et, dès le début, le processus est simple : elle propose aux éditeurs un livre quand elle l’a déjà traduit, car de fait, un éditeur ne peut pas juger de la qualité d’un livre écrit dans une langue dont il ignore tout, même son alphabet.

La traduction de la langue bengalie ne lui pose pas de problème notable. Pour des textes anciens, il suffit de se former comme en français pour transcrire le français médiéval. C’est la restitution du contexte culturel qui est souvent plus difficile et pour chaque roman, elle joint un note explicative afin d’aider à la compréhension du texte.

Elle a traduit 14 livres en français, en voici 7 dans l'ordre de parution chronologique :

La complainte du sentier

 

couverture du livre la complainte du sentier de Bibhouti Banerjee

 

Pather Panchali 1929

Bibhouti Bhoushan BANERJI

Ed Gallimard /Unesco 1969

L’imaginaire Gallimard + CD Film 2008

Ce roman, largement autobiographique, raconte l’histoire d’Apu et de sa famille qui habitent un village pauvre du Bengale. C’est une plongée à la fois dans le monde de l’enfance et dans celui de l’Inde rurale. Pour France Bhattacharya, la richesse de la sensibilité et la beauté de son écriture font de Bibouthi Bhousan Banerji un des plus grands écrivains bengalis du XX° siècle.

Adapté en 1955 par Satyajit Ray, le film éponyme a été primé au Festival de Cannes en 1956.

 

Râdhâ au Lotus

Couverture du livre Radha au lotus de Tara Shankar Banerji

 

Râi Kamal 1935

Tara Shankar BANERJI

Ed Gallimard /Unesco 1975

Ed poche 1985

L’histoire se déroule dans une communauté d’adeptes du dieu Krishna, les Vaishnaves, très connue au Bengale. France Bhattacharya avait choisi de traduire ce livre en raison du contexte culturel des années 70 « où les hippies revendiquaient contre les sociétés de gaspillage et d’argent, le droit de vivre et d’aimer à leur guise (…) - voire de chercher Dieu ou quelque substitut. Râdhâ au Lotus devait combler ceux qui se réclamaient des moeurs hippies et éclairer ceux cherchaient à les comprendre. »

 

Le monastère de la félicité

Couverture du livre le monastère de la félicité de Bankim Chandra Chatterji

 

Anandamath 1882

Bankim Chandra CHATTERJI

Publication orientaliste de France 1986 

Réédition Le serpent à plume 2003

Ce roman, considéré comme un des grands livres de la littérature indienne, était inspiré par la révolte des Sannyasins (moines renonçants) au XVIII°. Il a joué un rôle important dans la montée du nationalisme indien et le chant Vande Mataram, hymne personnifiant le Bengale comme une Déesse Mère, publié dans ce livre en 1882 est devenu le chant national de l’Inde, alors que l’hymne national a été composé par Rabindranath Tagore en 1911. 

 

 

 

Le champ de la poitrine fendue

Couverture du livre le champ de la poitrine fendue de Tara Shankar Banerji

 

Tara Shankar BANERJI

Ed Fata Morgana Montpellier 1997

Pour cette nouvelle illustrée par des dessins de style Madhubani de la déesse Candi puis de Kali en introduction et de la déesse Shitala en conclusion, France Bhattacharya n’apporte pas de commentaires. C’est l’histoire bouleversante d’une femme prise pour une sorcière : elle habite ce champ au titre évocateur et petit à petit, elle dévoile sa vie prise dans les injustices et superstitions du Bengale rural.

 

Celle qui portait des crânes en boucles d'oreilles 

Couverture du livre celle qui portait des crânes en boucles d'oreilles de Bankim Chandra Chatterji.jpg

 

Kapalkundala 1866

Bankim Chandra CHATTERJI

Ed Gallimard /Unesco 2005

En traduisant ce livre, France Bhattacharya voulait mettre à la portée des lecteurs français, une des grandes oeuvres classiques de la littérature bengalie. L’action se situe à la fin du règne de l’empereur mogol Akbar. Nabakumar, un jeune brahmane, est abandonné sur une plage déserte et va être sacrifié sur l’autel d’un ascète tantrique dévot de Kali. Il est sauvé par Kapalkundala, la fille adoptive de l’ermite avec qui il se marie. Mais il retrouve sa première femme Padmavati et ce sont les figures de ces deux femmes qui dominent cet étonnant roman.

 

Kumudini

Couverture du livre Kumudini de Rabindranath Tagore

 

Yogayog 1929

Rabindranath TAGORE

1° traduction en anglais 2003

Ed Zulna 2013

Kumudini a dix-neuf ans et vit en compagnie de son frère ainé Vipradas, qui est accablé par les dettes insurmontables de la famille. Jusqu’au jour où un entremetteur vient demander la main de Kumudini pour son maître, un riche négociant lié au pouvoir colonial. Tagore s’attaque dans ce roman au mariage arrangé qui est la base de la société patriarcale indienne. La postface de France Bhattacharya est très informative ainsi que sa note sur la mariage hindou traditionnel au Bengale.

 

De la forêt  

Couverture du roman De la forêt de Bibhouti Boushan Banerji

 

Aranyaka 1938

Bibhouti Bhoushan BANERJI

Zulna 2020 

Grand Prix de la traduction de la Ville d’Arles 2021

Largement autobiographique, ce livre raconte les années passées par Satyacharan, gestionnaire de forêts dans l’Etat du Bihar. C’est une ode à la nature où sont décrites la richesse des paysages et la beauté de la flore. Sur ce large domaine forestier, la place des peuples autochtones est très bien soulignée par France Bhattacharya dans la postface. Ce livre est considéré comme un des premiers romans écologiques.

 

France Bhattacharya a aussi traduit quelques uns des recueils de poèmes et de romans de Lokenath Bhattacharya, poète, écrivain et traducteur en bengali notamment de Molière, Descartes, Henri Michaux, René Char et Arthur Rimbaud. Il est décédé accidentellement en 2001.

 

Actuellement, elle traduit le Mahabharata bengali, plus court que celui en sanskrit. Et dans cette traduction, elle cherche à savoir en quoi la version bengalie est différente et ce qu’elle apporte dans cette différence. 

 

France Bhattacharya a réellement été l’ambassadrice du Bengale en France, grâce à son enseignement à l’INALCO, son érudition et ses traductions de la littérature bengalie qu’elle nous lègue en héritage.

Et avec son merveilleux enthousiasme, elle m’annonce à la fin de notre rencontre, qu’elle va écouter les Bauls chanter le 26 novembre à l’Espace Mandapa, ces Bauls qu’elle aime tant et qui mériteraient une présentation car ils sont des trésors vivants du Bengale.

 

Un chanteur Baul du Bengale
Un chanteur Baul du Bengale - @Nondini

 

 

Et pour ceux qui veulent écouter France Bhattacharya, voici l'entretien du réalisateur Joy Banerjee, dans un documentaire produit par Partho Bhattacharya : 

 

 

 

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