Durant la quasi totalité de l’année 2021, certains des accès à Delhi furent complètement bloqués par des milliers d’agriculteurs en colère, venus parfois des campagnes indiennes les plus profondes, pour exprimer leur colère face aux Farm Bills (les réformes de l’agriculture) que souhaitait mettre en place le gouvernement de Narendra Modi. Ces protestations incroyables, extrêmement suivies, et qualifiées par certains journalistes comme « la plus grande grève de l’humanité », ont pris fin en novembre 2021 lorsque le gouvernement a accepté les demandes des agriculteurs. Mais lundi 31 janvier 2022, l’ancien leader de la contestation, Rakesh Tikait, a, de nouveau, appelé les agriculteurs à protester pour la « journée de la trahison »… Retour sur une année mouvementée et les causes du malaise des agriculteurs en Inde.
Les tensions économiques du secteur agricole indien
Les défis du système agricole indien sont multiples en raison du poids de ce secteur sur toute l’économie indienne. En effet, l’agriculture est aujourd’hui le premier employeur du pays et emploie près de 55% des actifs.
Dans les années 60, l’Inde avait entamé sa « Révolution verte ». Le gouvernement poursuivait l’objectif de prévenir de nouvelles famines catastrophiques (comme il y en a eu en 1963, faisant près de quatre millions de morts). Et pour ce faire, grâce à des fonds publics de pays occidentaux, ou à des fonds privés de grandes fondations (fondation Rockefeller), les agriculteurs indiens avaient peu à peu vu débarquer, à prix réduit, sur le marché, des semences modifiées génétiquement (pour augmenter la production de blé et de riz), de nombreux intrants (engrais, pesticides, herbicides), et de nouvelles infrastructures pour accélérer la mécanisation du secteur.
A cela s’était ajouté un accès nouveau au crédit, la mise en place d’un système de vulgarisation pour former les agriculteurs à des techniques plus rentables, ainsi que des mesures étatiques de soutien aux agriculteurs dans les années 70.
Cela fut finalement une véritable révolution dans le sens où la productivité agricole a fortement augmenté (par exemple entre 1964 et 2017, la production de céréales et légumineuses fut multipliée par 3,5).
Néanmoins, même si la productivité a augmenté en très peu de temps (et encore, tous les agriculteurs en Inde n’ont pas perçu les mêmes avantages en fonction des régions et des secteurs d’activité), les agriculteurs ont rapidement tâté le revers de la médaille. En effet, l’Etat ne pouvait plus soutenir de telles dépenses… et a alors coupé dans le budget alloué à l’agriculture. La majeure partie des fermiers se sont donc retrouvés totalement dépendants d’intrants dont le prix n’a fait que grimper, se sont endettés, et ont vu des infrastructures toutes neuves tomber en ruine par manque de rénovation.
A partir des années 2000, l’Etat indien a tenté de s’engager pour garantir des meilleurs revenus aux agriculteurs : programme d’aide à l’emploi, prix minimums de soutien pour les principaux produits, gestion de la vente dans les marchés publics ou mandis, et protection du marché national par rapport à la concurrence internationale (droits de douane extrêmement élevés).
Les Farm Bills (la réforme agricole de 2020)
Mais les diverses tentatives du gouvernement pour aider les agriculteurs n’ont pas eu les effets escomptés depuis la fin de la « Révolution verte ». Alors, celui-ci a décidé, en août 2020, de faire passer trois lois plus ambitieuses : les Farm Bills. Celles-ci avaient pour but, au contraire de tout ce qui avait été mis en place auparavant, de libéraliser le secteur, en permettant aux agriculteurs de vendre leur production en dehors des mandis (gérés par l’Etat, qui garantit des prix minimums), directement aux entreprises privées.
Mais loin de donner aux agriculteurs plus de choix dans la vente de leurs produits, les organisations syndicales et les partis de l’oppositions ont très vite craint que ces lois peu détaillées débouchent sur une manipulation des prix par les grands distributeurs agroalimentaires, et que, finalement, les revenus ne baissent. En effet, ces Farm Bills laissent planer l’incertitude sur l’avenir des mandis et ses prix planchers, qui fournissaient jusqu’alors aux fermiers une relative sécurité. Par ailleurs, des lois similaires mises en place depuis 2006 dans l’Etat le plus pauvre d’Inde, le Bihar, avaient eu pour conséquence la baisse des revenus des agriculteurs et la détérioration accélérée des infrastructures…
Laisser la loi du marché international régir le marché agricole indien a donc semblé excessivement risqué, du fait des problèmes déjà structurants que ces réformes risquaient d’aggraver : volatilité des prix, incertitude, mauvaise gestion des denrées (stockage, redistribution). Les agriculteurs, grâce aux prix planchers dans les mandis et la préservation face à la concurrence internationale, ont l’impression d’être au moins « protégés » par le gouvernement (même si cela est insuffisant). Les associations d’agriculteurs, les syndicats et groupes d’opposition ont ainsi craint que les Farm Bills ne remettent tout à plat, et accentuent le malaise social des agriculteurs.
En effet, le véritable fléau du monde agricole indien (dont l’origine constitue, le plus souvent, le cercle vicieux de l’endettement) est le suicide paysan : ces 25 dernières années, plus de 300 000 agriculteurs indiens ont mis fin à leurs jours dans le pays (environ 1000 par mois en moyenne, par rapport à 350 environ en un an en France).
Les agriculteurs indiens au cœur de la « plus grande grève de l’humanité »
La mobilisation extraordinaire des agriculteurs, atour de leur leader, Rakesh Tikait, et le « siège de Delhi » fut une réponse à ces Farm Bills, dès septembre 2020. Après de nombreuses manifestations dans le Punjab, l’Haryana, l’Uttar Pradesh, le Tamil Nadu etc, une « marche vers Delhi » (Dili Chalo) s’est organisée en novembre 2020. Cette mobilisation sans précédent a paralysé une partie du secteur ferroviaire et la grève s’est étendue à de nombreux corps de métier, soutenant les agriculteurs.
Ainsi, des organismes de transport tels que le All India Motor Transport Congress (AIMTC), qui représente environ 9,5 millions de camionneurs et 5 millions de chauffeurs de bus et de taxis, ont menacé d'interrompre l’approvisionnement dans les États du nord, si le gouvernement ne répondait pas aux problèmes des agriculteurs. Une grève de 24 heures le 26 novembre 2020 a aussi réuni des millions de personnes à travers l'Inde en opposition à la fois à la réforme des lois agricoles, et aux changements proposés dans le droit du travail.
Fin novembre 2020, plus de 150 000 agriculteurs bloquaient les routes principales de New Delhi, avec tracteurs et camions (plus de 200 000 tracteurs auraient été amenés jusqu’à la capitale). Les agriculteurs campaient sur les routes, et de nombreux réseaux informels se sont alors mis en place pour apporter de la nourriture à tous ces manifestants (les langars organisés par les Sikhs), ainsi qu’un système de rotation entre agriculteurs (l’un manifestait pendant un mois, retournait aux champs, se faisait remplacer par un autre, et ainsi de suite).
Les chanteurs pendjabi ont soutenu les manifestants en créant plusieurs chansons. Voici l'une d'elles, Kisaan Anthem (littéralement l'hymne des paysans) :
Le 26 janvier 2021, pour Republic Day, des milliers de personnes ont manifesté dans la capitale : une prise d'assaut de l'historique Fort Rouge a eu lieu. De nombreux affrontements avec la police ont aussi été signalés : ce jour-là, 394 policiers, et des milliers de fermiers auraient été blessés, et 30 véhicules de police auraient été endommagés. Les services Internet ont aussi été suspendus pendant des heures dans plusieurs parties de Delhi.
En janvier 2021, le gouvernement a finalement annoncé décaler l’application de la loi de 18 mois, à la suite de la décision de la Cour suprême indienne qui avait suspendu la mise en place des lois en attendant les résultats d’un comité de travail sur le sujet.
Puis, finalement, le 19 novembre 2021, le gouvernement a annoncé l’abrogation pure et simple des Farm bills et a accepté la majeure partie des demandes des agriculteurs. Dans les jours qui ont suivi, ces derniers se sont retirés de tous les sites de protestations. La loi validant l’abrogation a été votée le premier jour de la session parlementaire le 24 novembre 2021.
De nouvelles tensions entre les agriculteurs et le gouvernement indien
Cette manifestation incroyable qui a duré près d’un an a réuni des milliers d’agriculteurs (les chiffres exacts ne sont néanmoins pas connus), mais a aussi reçu le soutien de l’opinion publique indienne, pour finalement faire triompher la cause ! A la fin de la mobilisation (décembre 2021), les leaders du mouvement dénombraient néanmoins près de 700 morts chez les agriculteurs (confrontations avec la police, conditions de vie rudimentaires dans les barricades de New Delhi, suicides).
Par ailleurs, d’après le leader du mouvement, Rakesh Tikait, les agriculteurs en colère avaient accepté d’arrêter les protestations en décembre dernier, suivant la promesse du gouvernement de mettre en place certaines mesures. Notamment, celui-ci se serait engagé à indemniser les familles des « martyrs », à annuler toutes les poursuites vis-à-vis des manifestants, et à ratifier une loi garantissant un nouveau prix plancher. Comme aucune de ces promesses n’a été tenue jusqu’à présent, Rakesh Tikait a relancé la mobilisation en appelant les fermiers à défiler lundi 31 janvier 2022, pour la « journée de la trahison » (Betrayal Day). De nombreux agriculteurs de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh ont répondu à l’appel et sont descendus dans la rue, lorsque d’autres ont, au moins, soutenu la mobilisation sur les réseaux sociaux et appelé au boycott des élections dans les états gouvernés par le BJP. Affaire à suivre.