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Les treize patientes du Docteur Paul : la méprise

La méprise nous conduit avec encore plus de précisions que les précédents récits au croisement de contradictions particulièrement « indiennes ». Les mariages intercommunautaires, la passion et le poids des usages semblent s’être donnés rendez-vous dans le cabinet d’ophtalmologie du Docteur Paul. Là où elle explore autant que leurs yeux, le cœur de ses patientes. Seema, lui a ouvert le sien.

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Écrit par Frédérique Brengues-Rolland et Docteure Merine Paul
Publié le 4 décembre 2025, mis à jour le 5 décembre 2025

 

Le Docteur Paul n’était pas habituée à recevoir ce genre d’appel. Encore moins en pleine nuit. On l’attendait à l’unité de soins intensifs de l’hôpital où elle opérait. Une jeune femme avait échappé à la mort après avoir avalé une dose létale de poison. On l’estimait sauvée mais ses yeux, sans doute atteints, nécessitaient d’être examinés d’urgence. Le Docteur Paul qui ne s’était pas rendue dans un service de réanimation depuis ses études fut submergée par une gêne diffuse. Elle ne pouvait s’empêcher de détacher son regard de ces corps inertes à moitié ensevelis sous leurs draps desquels s’échappait un enchevêtrement de tuyaux les reliant à la vie. Les odeurs, la lueur blafarde des néons, le bourdonnement lancinant de l’air pulsé par les respirateurs accentuaient son malaise. Non loin d’elle, un groupe d’infirmières bavardaient en plaisantant. Rapides et efficaces, elles circulaient d’un malade à l’autre effectuant des gestes précis. L’une d’elles après avoir identifié le Docteur lui indiqua un lit. Le dernier de la rangée. 

La belle endormie  

La beauté de la jeune femme dont le visage reposait sur l’oreiller était saisissante. Mais plus encore que la perfection de ses traits, c’est sa sérénité qui bouleversa le Docteur ; Après l’avoir contemplée, le Docteur Paul l’examina avec les instruments qu’elle avait amenés. À la torche lumineuse elle constata que le nerf optique n’avait pas été atteint. Elle rédigea son compte rendu et recommanda une visite à son cabinet dès que la jeune femme serait sur pied. Seema, vingt et un ans, appartenait à la caste des Nairs du Kerala. Quel malheur avait donc frappé cette jeune femme pour commettre un acte aussi répréhensible par sa communauté et sa religion ? 

Chez les hindous, le suicide est en effet moralement négatif et spirituellement nuisible. Ce dernier entraîne une rupture du Dharma ainsi qu’un refus de faire face à son Karma. Les conséquences d’un tel geste condamnent le suicidé à retrouver la souffrance dans chacune de ses vies futures. Au fil des rendez-vous médicaux qui suivirent, Seema, amadouée par l’empathie sincère et franche du Docteur lui apporta des éléments de réponse. 

Temps suspendu  

Depuis qu’elle était petite fille Seema passait les grandes vacances dans la demeure familiale en compagnie de ses oncles, de ses tantes et de ses grands-parents. Parmi eux, Rajeev,  le frère cadet de sa mère l’accompagnait dans toutes ses escapades. Il avait quinze ans de plus qu’elle. Les journées se succédaient dans le bonheur et l’insouciance. À la fin de chaque été leur séparation virait au drame. Les anciens de la famille, attendris par l’idylle de la jeune fille plaisantaient : « quand tu seras grande Seema, tu pourras épouser ton oncle. Tu le sais, c’est notre coutume. Après tout, peut-être avez-vous été mariés dans une autre vie ? » 

Le système matrimonial des Nairs du Kerala repose sur une organisation sociale matrilinéaire complexe qui diffère des conceptions occidentales classiques du mariage. Les unions consanguines, notamment entre cousins, étaient fréquentes dans certaines sous-castes ou selon les règles communautaires, elles visaient surtout à préserver le patrimoine familial et à renforcer les alliances à l'intérieur de la caste. Cette complexité sociale et culturelle permet de mieux comprendre l’arrière-plan du récit de Seema, dont le mariage avec son oncle s'inscrivait dans ces traditions, même si elles se heurtaient aux évolutions contemporaines et aux tensions individuelles telles que celles de ses parents qui bien sûr, s’opposèrent d’abord à cette union avant de s’y soumettre. 

Paradis perdu  

Ainsi Seema épousa Rajeev. Hélas, le conte de fées dont elle était devenue l’héroïne vira  cependant au cauchemar. Une fois de retour dans la vraie vie, loin de la magie de la demeure de son enfance. L’appartement était petit, le salaire de Sanjeev modeste et leur quotidien étriqué. La mutation imprévue de Rajeev à Dubaï mit la déception de Seema entre parenthèses. Elle s’inscrivit à l’université y reprit ses études. Puis, au cœur de la vie joyeuse et mouvementée du campus, elle  fit la connaissance de Rohan : l’amant charismatique, tout l’opposé de son mari poussiéreux. Leur aventure passionnée prit fin le jour du retour au foyer de Rajeev. Un schéma classique somme toute mais à un détail près cependant : par fierté, par faiblesse, détresse, ou désarroi, Seema ne supporta pas cette seconde plongée dans le réel et choisit de se suicider. 

- Mais qui cherchiez-vous donc à punir Seema ? demanda le Docteur Paul. 

- Punir? 

- Oui, encore plus que l’idée d’en finir avec votre douleur, n’avez-vous pas également  cherché à punir votre mari, à le rendre coupable de votre décision de mourir ? 

- Oui, avoua Seema. J’ai voulu lui faire payer le prix de m’avoir empêchée de vivre. Mais  maintenant que je vais mieux Docteur, maintenant que je suis obligée de vivre, je voudrais vous  demander une dernière chose. Accordez-moi une embellie. Laissez-moi dans tous les rendez-vous futurs venir avec Rohan. C’est le seul endroit où désormais nous pourrons nous retrouver  seuls. 

Non-dit  

La Docteure Paul était en proie à un dilemme inattendu. Après quelques minutes d’un combat intérieur et sans doute submergée par l’irrépressible instinct maternel que lui inspirait  Seema, elle dit oui. Le mari de Seema finit par s’inquiéter. Il interrogea le docteur, lui demanda si la situation des yeux de Seema s’était empirée au point que ses yeux nécessitent un tel suivi ? Le docteur Paul mesurant la portée de son imprudence informa aussitôt Seema qu’elle mettait fin à ses rencontres clandestines. Elle garda toute l’affaire pour elle jusqu’au jour où elle revit Seema en compagnie cette fois de son mari. Cet homme qu’elle n’avait encore jamais vu prenait soin d’afficher tous les signes d’une réussite professionnelle, la même que l’on retrouve chez de nombreux Indiens de retour des pays du Golfe. Sûr de lui, légèrement arrogant, il déclara : 

- Je tenais à faire votre connaissance Docteure. Après tout ce que vous avez fait pour ma  femme c’est bien la moindre des choses. N’est-ce pas ? Il appuyait sur les mots. 

La Docteure Paul frissonna. Le mari savait tout. Elle les raccompagna sans un mot jusqu’à  la porte du cabinet et leur adressa une prière silencieuse tandis que leurs deux ombres  disparaissaient au fond du couloir. 

Les Nairs du Kerala: héritage martial et modernité sociale 

Au Kerala, sur la côte sud-ouest de l’Inde, les Nairs forment une vaste communauté hindoue, historiquement influente et dont l’empreinte marque encore  la culture et les paysages du Kerala. Le mot “Nair” évoque à la fois l’histoire militaire  de la région, ses grandes maisons familiales de bois sombre aux cours luxueuses  intérieures ainsi qu’une organisation sociale singulière longtemps structurée par la lignée maternelle. Les Nairs incarnent l’histoire sociale du Kerala. Ces puissantes  lignées matriarcales se sont transformées au fil du temps en classes moyennes et  mobiles. Les Nairs sont généralement classés dans l’Inde contemporaine comme “forward caste” ( ou caste sociale supérieure)*. Bien que la modernité ait cependant reconfiguré la famille ainsi que les normes matrimoniales, les Nairs d’aujourd’hui sont toujours associés à une image quasi aristocratique.  

* les Nambudhri Brahmins occupent la première place dans la hiérarchie des classes au Kérala. Ils sont  suivis par les Nairs qui se placent entre les rois et les Brahmins. Les Ambalavasis se situent entre les deux.  Les Pulayar sont les derniers.

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