Ce survivant du Berlin des années 90, comme il se décrit lui-même, vient de recevoir la croix fédérale du Mérite (Bundesverdienstkreuz), soit l’équivalent de la Légion d’honneur, pour son travail au service de la collectivité.
Un survivant de Berlin, témoin de ses transformations
Depuis son arrivée à Berlin, quelques jours après la chute du mur, Gilles Duhem a eu plusieurs vies : étudiant aux mille petits jobs, urbaniste, directeur d’association, guide touristique à vélo, etc. « Je suis arrivé dans un autre Berlin. Aujourd’hui quand je vois comment la ville a évolué, j’ai un peu l’impression qu’on m’a menti sur la marchandise il y a une trentaine d’années. », nous confie-il avec son humour pince-sans-rire.
Il a fait partie des premiers étudiants ayant participé au programme ERASMUS et a posé ses valises à Berlin le 14 novembre 1989 pour un échange de trois mois à la TU Berlin. « Berlin était une autre ville, avec d’autres gens. Aujourd'hui, 95% des personnes que vous interrogez à Prenzlauer Berg n’y habitaient pas il y a trente ans. » En quelques minutes, il nous explique comment Berlin est passé, en trente ans, du statut de vaste friche à celui de place to be pour les digital nomades du monde entier.
On a du mal à imaginer le vide interstellaire qui existait autour de la Potsdamer Platz après la chute du mur. Il n’y avait là-bas que du vent, du sable et du silence.
Le boom du tourisme en Allemagne dans les années 2000, Gilles Duhem l’explique entre autres par la coupe du monde de football de 2006. Les gens étaient stupéfaits de découvrir que les Allemands pouvaient être sympas et qu’ils y avaient des choses à voir en Allemagne. « Dans les films des années 80 et 90, les Allemands sont soit idiots, soit nazis. La découverte de l’Allemagne grâce à la coupe du monde a permis à toute une génération de se faire une autre idée de ce pays et de ses habitants. »
Puis il y a eu l’ "easyjetisation" de la société comme le dit Gilles Duhem qui a tout changé et qui a ramené des hordes de gens à Berlin. Le tourisme de masse et la mondialisation sont arrivés. Aujourd’hui, les hôtels pullulent, au détriment de ce qu’était Berlin avant. « On a du mal à imaginer le vide interstellaire qui existait autour de la Potsdamer Platz après la chute du mur. Il n’y avait là-bas que du vent, du sable et du silence. »
Du royaume des friches et des petits jobs, à celui des digital nomades
Berlin est une ville très schizophrène, elle avait tout pour devenir une ville différente des autres capitales européennes, pour suivre sa propre voie, nous explique-t-il. Dans les années 90, existait le Stadtforum, une sorte d’instance de conseil du politique mise en place pour penser le développement de Berlin après la chute du mur et apprendre des expériences des autres pays et autres grandes villes. Tous les grands noms de l’urbanisme, de la sociologie, du monde entier y étaient conviés. Et le public pouvait assister au débat certains vendredis et samedis. Alors étudiant, Gilles Duhem a régulièrement été le témoin de ces discussions. « Aujourd’hui, on voit que les sages conseils du Stadtforum allaient dans un sens, mais que la réalité est allée, presque partout, dans le sens inverse. »
C’est donc avec une certaine désillusion qu’il nous raconte comment la ville a vendu son âme et sacrifié petit à petit tout ce qui faisait sa nature, son charme et son extravagance dans les années 90. Selon lui, Berlin a manqué d’une main forte pour prendre la mesure des enjeux à l’échelle de la ville. « Il a manqué un Haussmann pour diriger ce vaste projet et y donner une direction claire. Sans parler du ratage de la fusion Berlin et Brandebourg, et du retrait prématuré des subventions du Bund. Tout cela fait qu’aujourd’hui, le Brandebourg s’en sort mieux que Berlin sur beaucoup de plans. »
Comment s’en sortir dans une ville pseudo-cool ?
« J’ai vu arriver et repartir des générations de Français. A tel point que je dis à mes connaissances de ne venir s’installer à Berlin que si elles ont une poire pour la soif. Berlin, c’est une ville pseudo-cool. Paris ou Londres ou New-York sont de vraies villes dures. On sait que la vie est dure là-bas. On ne part pas à New York si on n’a que 200 euros en poche. Berlin est plus sournoise parce qu’elle fait croire qu’on peut y vivre sans argent. A Paris ou à New York, la situation est plus claire. »
Alors qu’il était en troisième cycle d’urbanisme à l’université, Gilles Duhem utilisait régulièrement les services de la TUSMA un système de bourse pour trouver de petits jobs. Il a ainsi fait la vaisselle dans la cantine d’Allianz, été garçon de café, a préparé du gratin dauphinois pour soixante-dix personnes, ou encore a trié des paquets dans un centre de tri de la Deutsche Post. Ce système lui a permis de vivre très confortablement lors de ses études. Mais plus le temps passe, plus les choses évoluent à Berlin. Les loyers augmentent aussi vite que le pouvoir d’achat diminue. Même si le rapport qualité de vie / prix reste encore l’un des meilleurs d’Europe.
« Berlin, c’est la ville des gens en place. Plus on est là depuis longtemps, plus on bénéficie d’une rente de situation. » nous explique-t-il. Un exemple avec la communauté turque de Kreuzberg. Installées avant la réunification, ces familles sont locataires de leurs logements depuis plusieurs décennies et bénéficient de contrats de location anciens avec le loyer qui va avec. »
« Aujourd’hui les cartes sont rebattues avec la folie de l’informatique et du digital. On voit arriver des hordes d’internationaux en home office. Avec des salaires new-yorkais et un train berlinois bien agréable. Cela contribue à la spéculation, à la boboïsation de la ville. »
De la privatisation des bâtiments de l’ex-RDA au management des quartiers difficiles
Gilles Duhem a travaillé pendant 10 ans au département développement de TLG IMMOBILIEN GmbH, qui privatisait d'anciens bâtiments de l’Est et notamment du patrimoine industriel. Il a participé à des projets comme ceux de la Kulturbrauerei ou du cinéma multiplex Cubix à Alexanderplatz. Mais, fort souvent, c’était « la puissance publique qui faisait la guerre à la puissance publique » et quoique Gilles et ses collègues urbanistes aient pu conseiller, c’était souvent la vente à court terme qui été préférée aux projets de développement urbain au long terme.
En 2002, il devient manager de quartier à Rollberg, un quartier difficile dans Berlin-Neukölln. Il nous explique qu’un manager de quartier, c’est quelqu’un qui a un bureau sur place mais surtout des yeux et des oreilles grand ouverts sur tout ce qui se passe pour faire en sorte de créer du lien et d’amener tout le monde à vivre ensemble. Cela passe par exemple par une aide à la scolarisation ou encore par la mise en place d'un petit-déjeuner hebdomadaire de femmes turques avec la commissaire de police du quartier. Parce que la première chose dont elles voulaient parler, c’était les violences conjugales.
En 2003, il fonde l’association MORUS 14, également à Rollberg pour permettre le meilleur mélange des communautés et mettre à bas beaucoup de préjugés. Selon Alexander Slotty, secrétaire d'État à l'éducation qui a remis la Croix Fédérale du Mérite à Gilles Duhem le mois dernier : "l’association a également initié d'autres coopérations, a réuni autour d'une table des personnes et des institutions qui voulaient faire avancer le quartier de Rollberg. Aujourd'hui, l'association est un centre de l'engagement citoyen à Neukölln, avec un éventail impressionnant de thèmes allant de l'éducation à la prévention de la violence en passant par la lutte contre la discrimination. Des thèmes qui sont importants pour la cohabitation dans le quartier et pour l'ensemble de la société urbaine".
Avec le projet "Shalom Rollberg", Gilles Duhem s'est également engagé contre l'antisémitisme et pour la tolérance et la compréhension entre les religions. Le projet s'appuie sur le fait que rien n'est plus efficace contre les préjugés que le contact direct entre les personnes.
Gilles Duhem nous explique que pour la mise en place de tous ces projets, ce qu’il y a de plus difficile c’est de trouver de l’argent. « Le travail, ce n’est pas difficile, tout le monde en est capable. On fonctionnait avec un budget de 50 000 euros par an. J’ai fait ça jusqu’en 2018, ça m’a rendu très philosophe sur la nature humaine mais il était temps de tourner la page. »
En septembre 2022, Gilles Duhem va s’investir dans un nouveau projet au sein d’une école de Neukölln, avec principalement des classes d’enfants de migrants. L’établissement est en rénovation, autant au niveau des travaux à moitié réalisés du bâtiment que de l’organisation de l’équipe administrative et pédagogique. Mais cette fois, Gilles Duhem est soutenu par un mécène pour pouvoir mettre en place tout ce dont l’établissement a besoin pour son bon développement et celui de ses élèves. « Mon rôle se sera d’être la cheville ouvrière entre les enseignants, les parents et toutes les activités extra scolaires. »
Nommé de façon anonyme par une personne qui souhaitait mettre en évidence l’importance de son travail au sein de l’association MORUS 14, Gilles Duhem apprend fin 2021 qu’il va recevoir la plus haute distinction allemande dans les prochains mois. Lors d’une cérémonie en petit comité, le 21 juin dernier, il a reçu la fameuse médaille en forme de croix et le certificat qui l’accompagne. Car, « sans paperasse, l’Allemagne ne serait pas l’Allemagne », conclut-il en souriant.
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