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L’incroyable destin de la Dame d’Elche

le visage d'une femme taillé dans une pierrele visage d'une femme taillé dans une pierre
Emijrp, CC BY-SA 2.0
Écrit par Paul Pierroux-Taranto
Publié le 18 février 2021, mis à jour le 11 avril 2024

Chef-d'œuvre absolu de l’art ibérique, la Dame d’Elche a connu de multiples vies depuis sa découverte en 1897. Il y a maintenant quatre-vingts ans qu'elle a rejoint l’Espagne après avoir un temps côtoyé la Victoire de Samothrace au Louvre. Nous vous invitons à nous suivre sur les traces d’une civilisation disparue où, chemin faisant, nous tenterons de percer les mystères de cette femme à la beauté troublante. 

 

Le 4 août 1897, un certain Manolico, ouvrier agricole, déblaie un terrain sur la colline de l’Alcudia, à trois km au sud de la ville d’Elche. Journée normale dans la vie d’une ferme. D’un coup de pioche, pourtant, tout bascule. Manolico croit qu’il vient de heurter un caillou, mais la pierre résiste. Il appelle ses compagnons en renfort. Tous se mettent à gratter le sable. Ils ne le savent pas encore mais plus de deux millénaires reposent sous leurs pieds. Les ouvriers déterrent le buste ; les traits d’une femme s’offrent à leurs regards incrédules. La légende vient de naître. 

À peu près au même moment, non loin de là, Pierre Paris, archéologue et helléniste français, fait un reportage pour le journal L’Illustration sur le Mystère d’Elche, un drame religieux qui se tient chaque année dans la ville. Il apprend la nouvelle de la découverte et tombe en admiration devant la statue. En deux semaines, il parvient à négocier l’acquisition de ce qu’il pressent être une pièce exceptionnelle : le Musée du Louvre l’achète pour 4000 francs de l’époque. La “Reina mora”, comme les habitants l’avaient surnommée, rejoint la collection du musée le 30 août 1897. Elle y restera quarante ans et sera connue sous le nom de “Dame d’Elche”.
 

Un femme d’une troublante beauté

Ce buste de 56 cm de haut et de 65 kilos taillé dans une pierre calcaire, représente une femme coiffée d’une mitre dont le visage est ceint de deux gros anneaux, rouelles qui contrastent avec l’allure hiératique, presque figée, du visage. Un vêtement en zigzags couvre le haut du corps richement orné de colliers et de boucles d’oreille. On décèle encore des traces de polychromie (bleu, rouge et jaune) sur la pierre qui indiquent qu’elle a probablement été peinte comme il était d’usage dans la statuaire antique. Au dos, une cavité laisse supposer qu’elle servait de reliquaire, ou bien, peut-être, celle-ci permettait-elle d’accrocher le buste à un socle pour en faire une statue en pied ?

En tout cas, le magnétisme, la beauté mystérieuse qui émanent de la femme en pierre ne laissent pas de fasciner et d’intriguer. Chacun s’essaye à deviner son origine, son âge, son sculpteur, son modèle… Chacun y lit une histoire, reflet de ses fantasmes et des connaissances limitées de son temps.

 

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José Luis Filpo Cabana, CC BY 3.0

 

La Reina mora

Dès sa découverte, tout le village accourt pour voir la sculpture. Le Docteur Campello, propriétaire du terrain de l’Alcudia, l’expose à son balcon. Il ne fait aucun doute pour les habitants que cette femme est une mora. Une femme de haut-rang : une princesse ou une reine. La présence maure - qui a duré du VIIIème siècle à la fin du XIIIème siècle dans la province d’Alicante - hante encore l’imaginaire collectif des Ilicitains. 

 

Un dieu grec ?

L’archiviste du village, par ailleurs historien réputé et fin lettré, s’inscrit d’emblée en faux contre cette piste qui, bien que séduisante, ne résiste pas à un examen approfondi du buste. Dans l’article qu’il écrit pour la Correspondencia alicantina, il fait état de la découverte d’une sculpture d’origine gréco-romaine représentant un jeune homme, sans doute un Apollon. Pour lui, c’est une évidence : la Dame d’Elche est en fait un dieu grec ! 

Comme le soulignent Marlène Albert Llorca, Jesús Moratalla et Pierre Rouillard dans le Le singulier destin d’une sculpture ibérique : la Dame d’Elche, Ibarra omet néanmoins un fait d’importance : les ateliers romains et grecs utilisaient principalement du marbre, et non du calcaire. Il sait, comme les historiens de son temps, que le village d’Elche a été une cité romaine mais ignore la présence antérieure du peuple ibère. Comment le lui reprocher ? Nous sommes en 1897, l’archéologie ibérique n’en est qu’à ses balbutiements. Ses connaissances sont infimes ; ses recherches, plus que parcellaires. Aux yeux d’Ibarra, tant de raffinement et de grâce dans le traitement de la pierre ne pouvaient avoir pris forme que dans un atelier grec, sous la main habile d’un artiste de premier plan.
 

La sculpture gréco-phénicienne du Louvre 

Les érudits du Louvre sont confrontés à la même question fondamentale : d’où vient cette sculpture ? La Dame d’Elche n’entre dans aucune série au moment de sa découverte. Ils décident de l’installer dans le département des antiquités orientales avec, pour tout commentaire, un cartel laconique : “style greco-phénicien de l’Espagne”.

De nombreuses théories sont avancées. Toutes subodorent, plus ou moins directement, une filiation grecque pour la statue. Faute de connaissances, on a du mal à attribuer au peuple ibère seul, la paternité d’un tel chef- d'œuvre. Le buste ne laisse personne indifférent. En art, la mode est à l’orientalisme et nombre d'artistes se pressent au musée du Louvre pour admirer l’objet. 

 

L’icône franquiste

La Dame acquiert aussi une notoriété de l’autre côté des Pyrénées. L’Espagne qui s’était dans un premier temps désintéressée de l'œuvre, souhaite voir la fille de la terre d’Elche rejoindre son giron. On établit désormais un lien de parenté très clair entre l’habit traditionnel du pays valencien et la coiffe de la statue, ce qui donne lieu à une revendication identitaire régionale dès 1920. Pepita Samper, la première “Miss Espagne” de la région valencienne, pose devant une reproduction de la sculpture.

 

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Pepita Samper, la première “Miss Espagne” / @AndrsCollado

 

L’hispanité de la Dame d’Elche est aussi une aubaine pour l’idéologie franquiste qui s’approprie la figure en laquelle elle reconnaît les traits de “l’espagnole éternelle”.  

Dès 1935, des négociations sont ouvertes entre l’Espagne et la France afin que la statue regagne sa terre natale mais, très vite, elles sont interrompues par la guerre civile. Elles reprendront en 1940 et l’accord entre les deux pays est finalement signé en juin 1941 sous le régime de Vichy. La restitution de la Dame d’Elche se fait en contrepartie d’un Velasquez et d’un Greco. Politiquement, ce contrat léonin vise à s’assurer la neutralité de Franco par rapport aux puissances de l’Axe. Comme l’explique l’historien Jean-Marc Delaunay, le conservateur du Louvre entend également créer un précédent afin de dissuader les autorités allemandes de se servir dans les collections du musée.  

La Dame d’Elche quitte donc la France pour être installée au musée du Prado le 27 juin 1941. La presse nationale célèbre l’événement et rend hommage à l’intervention triomphale du caudillo. En 1965, le Dama de Elche revient brièvement à Elche à l’occasion d’une exposition temporaire. La sculpture demeurera au Prado jusqu’en 1971 puis sera transférée au musée national d’archéologie de Madrid où l'on peut toujours l'admirer. En 2006, elle rejoint pendant six mois sa ville d’origine pour l’inauguration du Museo Arqueológico y de Historia de Elche (MAHE). Les Ilicitains espèrent encore son retour définitif.
 

Le berceau ibère 

Alors, que sait-on au juste de cette sculpture mystérieuse ? De quelle main experte et inspirée a-t-elle bien pu naître ?  Est-elle sortie d’un atelier grec ? Est-il pertinent de parler de filiation gréco-phénicienne ? Serait-elle une princesse atlante, comme certains l’ont prétendu, ou bien tout simplement un faux, selon la thèse de l’historien d’art John F. Moffitt ?

Grâce aux éléments livrés par l’archéologie et les recherches les plus récentes, on est en mesure d’affirmer que la Dame d’Elche est bel et bien de production locale et date probablement du IVème ou Vème siècle av.JC. Des cendres d’os humains ont été retrouvées dans sa cavité arrière, ce qui laisse à penser qu’elle servait d’urne pour des rites funéraires. Quant à savoir si la Dame représentait une défunte, une reine ou une déesse, il est difficile de trancher. Peut-être, peut-on y voir la représentation de Tanit, la déesse de Carthage, en rappelant que la présence carthaginoise est attestée à cette période en Ibérie.       

Elle s'insère dans une série d’autres dames qui viennent du même gisement de roche et qui sont aussi d’inspiration phénicienne. Des études géologiques ont mis en évidence que le bloc de la sculpture provient de la carrière d’El Ferrol, située non loin d’Elche. On y a trouvé une ébauche de statue abandonnée fort similaire à notre sculpture. La finition avait lieu dans un atelier d’Elche qui diffusait ensuite ses pièces dans toute la région. 

Le sculpteur, qui n’a pas signé son œuvre, devait probablement connaître les créations phéniciennes, orientales et grecques, ce qui s’explique aisément par le fait que tous les navigateurs méditerranéens sont venus à la rencontre du peuple ibère. Était-il un Ibère formé à l’école gréco-orientale, un Phénicien ou un Grec résidant en Espagne ? Le doute subsiste.

Les Ibères, peuple de l’Âge du fer qui habite la façade est et sud de l’Espagne et que l’on retrouve jusqu’en Andalousie, présentent une culture hybride et originale. La ville d’Elche est déjà une grande cité au Vème siècle av.JC qui dispose d’un port autour duquel s'organise la région d’Alicante. On note la présence de Phéniciens dès le VIIIème siècle av.JC. On voit par là même à quel point les Ibères ont pu s’approprier les apports étrangers au gré des contacts et des échanges avec les autres peuples du bassin méditerranéen, mais aussi les Celtes, et développer une iconographie singulière. 

Quoi qu’il en soit, bien des mystères demeurent et les lèvres de la statue restent closes. On peut toujours se consoler en contemplant la beauté de cette pièce-maîtresse, de ce joyau de la culture ibérique et méditer sur la grandeur d’une civilisation passée. 

 

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