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Entretien avec le philosophe Fernando Savater

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Écrit par Paul Pierroux-Taranto
Publié le 1 juin 2020, mis à jour le 3 février 2024

Nous avons rencontré le philosophe espagnol Fernando Savater. Écrivain prolifique, traduit en plus de vingt langues, il est l’auteur de nombreux essais, romans, et pièces de théâtre qui ont rencontré un grand succès, comme L’éthique à l'usage de mon fils où il rend accessible la philosophie aux plus jeunes. Confiné à San Sebastian, dans son Pays basque natal, c’est sur un ton jovial et dans une langue claire que Fernando Savater nous livre quelques réflexions au débotté sur la “vie normale”, l’éducation 2.0, le conspirationnisme, l’éthique et la condition humaine. Plus avant, lorsqu’il évoque la langue française, des souvenirs affleurent : il nous parle de Cioran, Tintin ou encore Clément Rosset, et nous invite à le suivre dans son goût pour le “gai savoir”.

 

Paul Pierroux-Taranto : Cioran recommandait le bricolage et la musique de Bach comme remèdes à l’ennui. Comment avez-vous vécu le confinement à San Sebastian ? 

Fernando Savater : En fait, je crois que c’est quelque chose de personnel et qui dépend vraiment de chacun de nous. Ce que je fais pour vaincre l’ennui est presque la même chose que ce je faisais lorsque je n’étais pas confiné, à savoir : regarder des films et lire de bons livres. Hélas, la seule chose que je ne peux pas faire aujourd’hui, c’est suivre les courses hippiques. Cela me manque beaucoup mais je prends mon mal en patience. Enfin, je ne me plains pas : San Sebastian est le meilleur endroit pour être confiné, même si Valence ce n’est pas mal non plus ! (rires)

 

Certains prédisent un “monde nouveau” au sortir de la crise, d’autres en appellent à un “retour à la normale”. Que vous inspirent ces deux idées ? 

Moi, en tous cas, ce que je souhaite, c’est une vie normale (rires). Je ne veux pas d’un monde nouveau. Tout au long de l’Histoire, nous avons connu beaucoup de fléaux, de guerres, de massacres, de catastrophes, et je crois que rien de bon ne sort de tout cela. Certes, on apprendra peut-être à l’issue de cette crise deux ou trois choses concernant notre survie. Mais ce que je veux, c’est qu’on vienne à bout de ce virus et qu’on puisse enfin sortir comme avant et reprendre le cours de notre vie normale. Bref, je souhaite que l’on récupère tout ce que l’on avait perdu et qui était très bien.

 

Avec des ennemis, on peut pactiser. Avec un virus, c’est impossible ! 

 

On a aussi parlé de “guerre”.  Dans cette guerre, l’ennemie (le virus) est potentiellement partout. Comment dès lors ne pas tomber dans la paranoïa ?

Employer le mot “guerre” a été à mon sens une métaphore malheureuse inventée par certains gouvernements qui voudraient, sous prétexte de la guerre, faire ce que bon leur semble. Il n’y a aucune guerre parce que ce virus n’est pas un ennemi. Ce n’est pas un ennemi conscient qui nous attaquerait. Avec des ennemis, au moins, on peut pactiser, trouver un accord. Avec un virus, pour autant que je sache, c’est impossible.

Quand il y a une inondation, un tremblement de terre, ou toute autre catastrophe naturelle, on ne dit pas que l’on est en “état de guerre”. Or ce que l’on vit actuellement est une catastrophe naturelle d’une ampleur mondiale. Je crois qu’il faut se méfier de cette utilisation métaphorique de la guerre parce qu’on peut l’employer pour justifier bien des choses de manière intéressée.  

 

Diriez-vous que ce virus remet en cause nos modes de vie ? Une nouvelle éthique pour Amador est-elle à écrire ?

Je ne vois aucune raison pour laquelle cette épidémie remettrait en cause notre manière de vivre (rires). Bon, en effet, la façon de vivre des personnes qui mangent des chauves-souris et des pangolins est remise en question parce que l’on se rend compte de la nécessité de respecter des normes d’hygiène strictes pour les aliments que nous mangeons. 

Au Moyen-Âge, les épidémies étaient courantes en Europe car l’hygiène n’était pas suffisante, et je crois que nous avons heureusement progressé sur ce point. En revanche, dans un pays comme la Chine, ou dans certaines régions d’Afrique, il n’y a hélas pas les mêmes normes d’hygiène en vigueur, et l’on peut manger des animaux sauvages sous diverses formes. C’est une pratique qu’il faudrait bannir. En dehors de cela, je ne pense pas que nos façons de vivre aient quelque chose à voir avec cette pandémie. 
 

Nous avons découvert que la science n’est pas omnisciente et que la politique n’a pas réponse à tout. Est-ce un appel à la modestie ? 

Je crois que c’est avant tout un appel au bon sens. À ce stade, on sait tous que la politique ne sert pas à tout, et parfois, au vu de la maladresse de nos dirigeants, on peut même douter qu’elle serve à quelque chose. La science est très importante car elle résout la majorité des choses mais elle ne peut pas tout. La science dépend de nos connaissances et celles-ci sont limitées. Nous sommes des êtres limités et on ne peut pas aspirer à l’absolu. 

 

" Depuis les débuts de l’humanité, on souffre de cette épidémie qu’est la mort. "

 

Cette crise sanitaire a mis la mort au grand jour. Que nous enseigne-t-elle sur notre rapport à la mort ? 

Il me semble qu’on connaissait la mort avant. Nous n’avons pas eu besoin d’attendre cette pandémie pour connaître la mort. Depuis les débuts de l’humanité, on souffre de cette épidémie qu’est la mort. Je vais dire une banalité, mais la mort est mortelle dans cent pour cent des cas. C’est la seule certitude concernant l’espèce humaine : on souffre de l’épidémie de la mort dans cent pour cent des cas ! L’humain est toujours à la merci de la mort. Ce que l’on a vu se produire sous nos yeux, c’est une cause nouvelle de mort et une accumulation de décès en un laps de temps bref. Parfois, les décès se précipitent dans des circonstances dramatiques : accidents de voitures, crashs aériens, etc. De fait, on a vu les morts s’accumuler, et un moment est arrivé où le nombre de morts était tel que nous n’avons pas pu leur dire adieu dans les règles et les rites propres à notre civilisation. Cela est un traumatisme pour beaucoup d'entre nous.

 

Diriez-vous, comme d'autres philosophes, que l’on a perdu le sens du tragique ? 

Ça, c’est une bêtise ! Ces derniers temps, on s’est aperçu que ceux qu’on appelle normalement “philosophes” sont des personnes qui s’emploient à dire toute sorte de lieux communs, de poncifs, de niaiseries voire des énormités qui ne veulent absolument rien dire. Quand on songe à ce que faisaient des “gens sérieux” comme Aristote ou Kant, on se dit qu’on a laissé en très mauvais état la philosophie... Maintenant, nos “philosophes” sont des “petits personnages” de la pensée qui se croient obligés d’intervenir sur tout en disant n’importe quoi.  
 

" Le fondement de l’éthique est la vulnérabilité humaine. "

 

Nous sommes vulnérables face à la mort. Pourriez-vous nous parler de la solidarité qui, comme vous l’avez écrit, transforme une “multitude en société” ? 

C’est précisément de là que vient l’éthique. Le fondement de l’éthique est la vulnérabilité humaine. Si nous étions invulnérables tels les dieux immortels de l’Antiquité, nous n’aurions pas besoin de morale. Les premiers chrétiens étaient d’ailleurs très surpris de voir à quel point les dieux païens étaient “immoraux” : ils commettaient toutes sortes d’atrocités et se dévoraient entre-eux. Ces premiers chrétiens ne pouvaient pas les comprendre. Ils projetaient une éthique “humaine” sur des êtres immortels qui n’ont, par définition, pas besoin de s’encombrer de principes moraux. Ce qui fait l’éthique, c’est précisément notre condition fragile et vulnérable. On doit prendre soin de nous pour ne pas se “briser” les uns contre les autres. Notre condition précaire nous l’impose.
 

L’humanité s’est donné pour tâche de sauver la planète entière. Est-ce à dire que la santé est devenue la valeur absolue de nos sociétés ? 

D’abord, je ne suis pas sûr que l’humanité se soit donné cette mission. En tous cas, si elle l’a fait, elle ne m’a pas consulté. Je n’étais pas présent quand elle a pris cette décision (rires). Je crois que le seul projet qu’elle devrait avoir est de prendre soin d’elle-même. La planète ne m’intéresse que dans la mesure où j’y vis. Il est évident que si nous l’abîmons, nous en souffrirons les conséquences. Si je n’étais pas sur terre, je m’en ficherais. Le problème, c’est que nous vivons tous sur la même planète et que nous n’avons pas de planète de rechange. Alors, en effet, la santé est un élément important mais ce n’est la valeur absolue. Ce n’est pas vrai que la santé soit au-dessus de tout le reste. La santé est une condition nécessaire, mais n’est pas une valeur. C’est un bien indispensable, un pré-requis, mais ce n’est pas une valeur. Les valeurs, ce sont la justice, la solidarité, l’amitié, etc. 

 

Que vous inspire le “principe de précaution” ? Aura-t-il un impact sur nos libertés ?

Un fait majeur dans nos sociétés actuelles, c’est que nous sommes dans une forme de proximité et de contact permanents. Nous vivons entourés de centaines de milliers de personnes qui se déplacent en toute facilité d’un point à l’autre du globe. Dans le passé, il faut s’en souvenir, les êtres humains ne connaissaient pas plus de trois cents à quatre cents personnes à l’échelle d’une vie. Ils vivaient dans des villages où il n’y avait pas ou peu de moyens de transport.  

Aujourd’hui, chacun d’entre nous, simplement grâce à internet, en quelques clics, a accès à un voyage digital qui lui permet de connaître des centaines de milliers de personnes. Cela a ses avantages, et ils sont nombreux, bien sûr. Cela ouvre des mondes et des horizons qui nous étaient totalement fermés et insoupçonnés jusqu’ici. Mais cela comporte aussi son lot de problèmes : ce sont des milliers de personnes qui entrent chaque jour en collusion avec nos vies. Dans ces conditions, il faut veiller à ne pas marcher sur les pieds de son voisin. Nous devons prendre plus de précautions pour nous préserver et ne pas nous fondre, nous dissoudre, dans le moule de cette multitude. 

 

Comment voyez-vous le "conspirationnisme" qui sévit sur les réseaux-sociaux ? Existe-t-il un vaccin contre ce phénomène ? 

Hélas, je crains que non. Je pense même que cela empirera. Je me souviens qu’un jour que je parlais avec Umberto Eco, au détour de la conversation, Umberto me dit : “le problème, ce n’est pas qu’il y ait plus d’imbéciles qu’avant, c’est que maintenant chaque imbécile a un moyen d’expression.” En effet, avant, on pouvait croiser beaucoup d’imbéciles dans la rue mais on ne savait pas s’ils l’étaient vraiment. Il n’intervenaient pas dans nos vies. On n’avait pas à subir leurs opinions et à recevoir leurs messages. Aujourd’hui, malheureusement, tous les imbéciles ont un moyen d’expression à portée de main et ont ainsi voix au chapitre. Ils entrent dans nos vies. C’est un processus inévitable. C’est comme une salissure qui nous souille à l’intérieur et qui pollue le débat public. 

 

Vous avez beaucoup écrit sur l’importance de l’éducation dans nos vies. Que vous inspire l’éducation à distance ? 

Cela me préoccupe. Lors de ce confinement, les relations virtuelles et le télétravail ont évidemment acquis beaucoup d’importance. Cependant, je suis inquiet de voir que l’éducation devient quelque chose qui se passe à distance. Dans l’éducation, il y a une part “informative” qui peut parfaitement s'accommoder de cette distance. Après tout, nous utilisons bien l’internet pour obtenir de l’information sur tous les domaines du savoir.

Il n’en demeure pas moins que l’éducation est quelque chose qui exige une présence. Dans la vie humaine, il y a des choses qu’il faut faire “corps à corps” : l'amour, l’éducation, ce sont des choses qui ne peuvent pas se faire “virtuellement”. Personne ne peut apprendre à vivre sans voir vivre d’autres êtres humains. La proximité des êtres humains nous enseigne les aptitudes de la vie. La formation personnelle de chacun doit se faire de “toi à toi”. 

Un écran ne peut se substituer à une relation de cet ordre et ne peut donc remplacer les enseignants. La force de la présence humaine, le “voir vivre”, c’est-à-dire comment une personne incarne la connaissance, c’est fondamental dans la formation d’un être humain. En effet, il ne s'agit pas simplement de transmettre une connaissance “informative” (une compilation d’informations), cette connaissance doit s’incarner en une personne et, par conséquent, dans sa vie. C’est cela la leçon que l’on doit apprendre.

 

" Je peux même dire que j’ai plus de livres en français qu’en espagnol dans ma bibliothèque ! "

 

Vous avez traduit Emil Cioran en espagnol et vous montrez un grand intérêt pour la culture francophone. Pouvez-vous nous parler de votre rapport à cette culture et des auteurs que vous avez lus ? 

Je peux dire que j’ai eu une éducation totalement française. J’ai appris à lire et à parler français - à moitié (rires) - dès mes quatre-cinq ans. Dans le Pays basque, à cette époque, il était courant que les enfants grandissent avec une gouvernante française. Cette “mademoiselle” nous accompagnait, nous apprenait le français et, dans mon cas, elle a eu une très grande influence dans ma vie. C’était une professeure exceptionnelle avec une très grande personnalité.

À partir de ce moment, j’ai lu en français constamment. À chaque fin de semaine, nous allions à Biarritz ou à Bayonne, et je me souviens que là bas j’achetais les histoires de Tintin. Comme j’aimais beaucoup Tintin, mais que j’avais honte de parler français, ma mère me forçait à entrer seul dans les boutiques pour que je parle avec les vendeurs. C’est grâce à Tintin et à ma mère que j’ai osé parler français.

Plus tard, je me suis mis à lire énormément de “classiques” français qui n’étaient pas vendus en Espagne sous la dictature. À commencer par Sartre et Simone de Beauvoir, bien sûr. Mais le français m’a aussi permis de lire des auteurs hispanophones que personne ne lisait à l’époque. Par exemple, les premières oeuvres de Borges, je les ai lues en français dans la traduction de Roger Caillois. Grâce au français, j’ai donc lu beaucoup de livres interdits sous la dictature ou très difficiles à trouver. Je crois que le français m’a donné un petit avantage sur mes compatriotes (rires).  

Ensuite, comme tu l’as bien dit, j’ai traduit Cioran, mais aussi Voltaire et beaucoup d’auteurs du siècle des Lumières qui ont une grande influence dans ma pensée. Je peux même dire que j’ai plus de livres en français qu’en espagnol dans ma bibliothèque.

 

Et il me semble que vous avez aussi connu Clément Rosset, l’un des grands amis de Cioran ?

Oui, absolument ! Je crois avoir été modestement l’un des premiers, sinon le premier, à le découvrir et le faire connaître en Espagne. En 1970, dans mon premier livre Nihilismo y acción, je citais déjà Clément Rosset qui était alors parfaitement inconnu en Espagne et d’ailleurs très peu connu en France. J’entretenais une correspondance soutenue avec Cioran qui, comme tu l’as dit, était un grand ami de Clément Rosset. C’est donc par son intermédiaire que j’ai rencontré Rosset avec qui j’ai aussi entrepris une correspondance et je me souviens très bien de la première fois qu’il est venu à Madrid. À mes yeux, Clément Rosset a été l’un des philosophes contemporains les plus importants.

 

Entretien réalisé en espagnol et traduit en français par Paul Pierroux-Taranto

Photo : Fernando Savater par Gonzalo Merat, CC BY 2.0

 

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