Enfants et adolescents, Shirley et Francisco, passaient leurs vacances dans la Communauté valencienne. Deux mois dans la province d’Alicante chez sa famille paternelle pour lui, dans la province de Valence pendant cinq semaines en juillet avec ses parents pour elle. Quels souvenirs gardent-ils de ces étés dans les années 80 et 90 à une époque où internet n’était pas encore entré dans tous les domiciles, où les téléphones portables n’étaient pas démocratisés et la frontière entre la France et l’Espagne, toujours en vigueur ?
Les vacances en Espagne, c’était d’abord le trajet. En voiture, il va de soi, car il était inconcevable de prendre l’avion, bien trop cher pour nos familles à une époque où les compagnies "low cost" n’avaient pas encore fait leur apparition. Quelques jours avant le départ, il y avait une grosse effervescence dans nos foyers : entre les affaires à préparer pour nous et les cadeaux à rapporter à nos familles et à nos amis, nos parents ne savaient plus où donner de la tête. Mais le plus important, et le plus difficile, c’était que tout devait impérativement rentrer dans nos voitures, une Citroën BX chez Shirley, une Ford Escort chez Francisco. Les coffres débordaient de fromages, de bocaux de foie-gras, de bouteilles de parfums, de champagnes ou de Ricard. En effet, même si la fameuse cassalla, une boisson anisée, est très consommée dans la région valencienne, le Ricard français, très apprécié, demeurait difficilement trouvable.
Les vacances en Espagne, c’était les départs. Ils se faisaient généralement en fin de journée ou la nuit afin que nous puissions dormir à l’arrière de la voiture et ne pas subir les fortes chaleurs estivales. Rappelons-le, les voitures de cette époque n’étaient pas équipées de climatisation et il fallait trouver tous les systèmes D pour que la chaleur ne rentre pas. Le plus utilisé, très certainement, c’était le drap ou la grande serviette coincés dans les portières arrières qui permettaient de baisser les fenêtres tout en se camouflant du soleil. Pour se rafraîchir, nous mettions des bouteilles d’eau encore congelées dans les glacières. Elles attendaient que nous les buvions lors des pauses pipi. Coincées entre un camembert et un roquefort, c’était toujours un délice de les boire.
Les vacances en Espagne, c’était de longues heures de route. Depuis la région parisienne où nous habitions tous les deux, nous en avions pour 15 à 18 heures selon les arrêts … et les bouchons ! Car avant 2004, et la mise en service du Viaduc de Millau, le trajet que les automobilistes prenaient le plus souvent pour se rendre sur la côte Est espagnole depuis le nord de la Loire, c’était l’autoroute A6 et son tunnel de Fourvière inoubliable. Ah ce tunnel ... il occasionnait bien des cauchemars à nos parents !
Les vacances en Espagne, c’était le passage de la frontière et de la douane qui tracassait nos parents. Ils étaient toujours très angoissés à l’idée que l'agent des douanes nous demande de nous mettre sur le côté, d’ouvrir le coffre et de découvrir tous ce que nous apportions de France. Chez Shirley comme chez Francisco, la consigne dans la voiture était la même lorsque le panneau "douanes" apparaissait : « Les enfants, faites semblant de dormir ! » nous disaient nos mères. Il faut croire que cette technique fonctionnait et que les douaniers avaient pitié des pauvres petits enfants endormis à l’arrière des voitures … C’est en 1993 avec la fin des contrôles aux frontières liée à l’application de l’espace Schengen, que nous avons découvert le passage des douanes en toute liberté. Un petit changement pour nous qui pouvions rester les yeux grands ouverts mais une révolution pour tous les Européens qui pouvaient dorénavant circuler librement !
Les vacances en Espagne, c’était les taureaux Osborne dont les silhouettes se dessinaient le long de l’autoroute A7. Il restait encore bien du chemin à parcourir mais l’air n’était déjà plus le même. Le parfum chaud et iodé des vacances nous enivrait. Lors des arrêts dans les stations-services espagnoles, il fallait utiliser le porte-monnaie contenant les pesetas converties juste avant le départ. Avant la mise en circulation de l’Euro en 2002, le franc était bien plus fort que la peseta et nos parents ne regardaient pas à la dépense pour ces vacances annuelles.
Les vacances en Espagne, c’était tout ce que nous ne pouvions pas faire en France : manger à des horaires décalés, se coucher tard … C’était jouer le soir dans les rues à l’escondite (le cache-cache espagnol) ou au football avec les petits valenciens du coin ou nos cousins, et dîner d’un bocadillo préparé par nos mamans. C’était les parties de parchis (les petits chevaux) grâce auxquelles Shirley apprit à compter en espagnol. C’était les parties de juego de la oca (jeux de l’oie) avec les cousins de Francisco. C’était les parties avec Bastos, Oros, Copas et Espadas, les quatre familles des cartes espagnoles. C’était les parties acharnées de dominos avec les anciens qui prenaient toujours cela très au sérieux. Plus grand, c’étaient les salles de jeux vidéo où Francisco jouait à Street Fighter II avec une pièce de 100 pesetas en mangeant des pipas (graines de tournesol salées).
Les vacances en Espagne, c’était aller à la plage et jouer aux raquettes au bord de la mer. C’était mettre de la crème solaire Nivea que nous avions achetée uniquement pour le ballon gonflable bleu qui était offert avec. C’était les sorties à la piscine ou dans les parcs aquatiques de la région et que nous vivions comme une véritable fête.
Les vacances en Espagne, c’était tout ce qui n’existait pas en France : les chips ondulées Ruffles saveur jambon, les verres de lait froid avec du Cola-Cao, c’était la Nocilla noire et blanche, le Kas au citron ou à l’orange, les madeleines espagnoles si différentes des madeleines françaises. C’était les glaces Camy, Miko ou Avidesa que l’on choisissait sur le panneau de présentation dans les restaurants ou dans les bars. C’était les Calipos au citron et les Frigo Pies à la fraise. C’était les petits pains au chocolat Dulcesol. C’était bien entendu les churros con chocolate que l’on dégustait le matin et les grands verres de Horchata si désaltérante.
Les vacances en Espagne, c’était faire de grosses courses au Mercadona ou au Continente, et s’il nous manquait des produits, il y avait toujours les superettes Spar où l’on rapportait les bouteilles consignées.
Les vacances en Espagne c’était lire le Mega Super Picsou magazine, le Petit Spirou magazine, J’aime lire, Je Bouquine ou Sciences et Vie Junior achetés en France spécialement pour les vacances avant le départ car nous trouvions difficilement des revues françaises.
Les vacances en Espagne, c’était manger dans les chiringitos des bords de mer à une époque où ces restaurants étaient loin d’être aussi chics que maintenant. On y déjeunait avec envie et on savourait les tapas qui nous paraissaient si exotiques. On y aller en chantant la chanson de Georgie Dann qui tournait en boucle à l’époque
Yo tengo un chiringuito, A orilla de la playa, Lo tengo muy bonito, Y espero que tu vayas. El Chiringuito, el chiringuito, El Chiringuito, el chiringuito
Les vacances en Espagne, c’était les paellas du dimanche et les repas interminables sur de grandes tablées où l’on se retrouvait avec joie.
Les vacances en Espagne c’était les dîners dans des restaurants de la région. Il fallait toujours bien s’habiller pour l’occasion. Parfois, un groupe jouait en direct les grands airs de la musique espagnole et bien évidemment, les chansons de Julio Iglesias.
Les vacances en Espagne, c’était croiser d’autres voitures françaises qui, la nuit, étaient reconnaissables à leurs phares jaunes. Nous ne passions pas inaperçus et les forces de l’ordre savaient pertinemment qu’un contrôle alcolémique s’avérait toujours payant …
Les vacances en Espagne, c’était suivre le Tour de France dans la langue de Cervantes et s’endormir sur le canapé en regardant les paysages français défiler. Un véritable paradoxe ! A cette époque, nos regards étaient dirigés vers l'espagnol Miguel Indurain, seul cycliste à avoir remporté cinq Tour de France consécutivement.
Les vacances en Espagne, c’était 1992 et cette année qui allait changer à tout jamais l’image du pays avec l’Exposition Universelle de Séville et les Jeux Olympiques de Barcelone. Cet été-là, tous les téléviseurs diffusaient chacune des épreuves sportives et les espagnols exultaient à chaque médaille remportée. Une chanson, « Amigos para siempre », écrite spécialement pour les jeux, passait en sur toutes les radios espagnoles. Et puis c’était Curro et Cobi, les mascottes de ces deux événements majeurs qui étaient représentés partout.
Les vacances en Espagne c’était plusieurs semaines où nous étions coupés de la France. Sans internet ni téléphone portable, nous n’avions pas ou très peu d’informations qui nous arrivaient. L’un des seuls moyens de contacter nos proches était les nombreuses cabines téléphoniques installées expressément sur les places de villes et villages pendant la période estivale.
Les vacances en Espagne, c’était les fêtes dans les villages avec leurs mascletas qui nous rendaient dingues. On y retrouvait toute la famille et les amis de nos parents.
Et puis inévitablement, un beau jour, les vacances en Espagne touchaient à leur fin. Il fallait de nouveau charger la voiture et rapporter toutes ces victuailles qui nous feraient tenir une année entière : du jambon, du chorizo, de l’huile d’olive, des madeleines … Il y avait aussi tous ces objets que nous ne trouvions pas en France à cette époque comme les fregonas ou les appareils à churros. Nous rapportions également des sacs et des vêtements en cuir ainsi que des objets en céramique ou en osier. Les bouteilles d’alcool et les paquets de cigarettes dont les prix étaient bien plus bas qu'en France, faisaient assurément partis du voyage retour. A nouveau les coffres des voitures étaient plein à craquer.
Mais ce que nous ne pouvions emmener avec nous et qui nous causait tellement de peine, c’était nos familles et nos amis que nous laissions ici. Les aurevoirs étaient un déchirement et les lunettes de soleil cachaient nos yeux remplis de larmes. Nous reprenions la route, le cœur lourd mais des souvenirs plein la tête. Onze mois nous séparaient du prochain retour en Espagne et il fallait attendre patiemment.
Des vacances en Espagne comme celles-là, nous les avons vécues chaque année jusqu’à notre adolescence. Un jour, pour des raisons qui nous appartiennent, nous ne sommes plus venus en vacances dans cette région. Mais les souvenirs sont restés intacts. Et quelques années plus tard, nous sommes revenus, d’abord chacun de notre côté, puis ensemble, heureux de faire découvrir à l’autre tout ce qui avait bercé notre enfance et était resté gravé dans notre cœur.