Muriel Jolivet, sociologue qui vient de fêter ses 50 ans de Japon, est l’autrice de nombreux ouvrages qui décortiquent l’évolution de la société nippone et sa culture. À l’occasion de sa participation aux Trophées des Français d’Asie de l’Est, nous avons eu le plaisir d’échanger avec elle, notamment au sujet de son dernier ouvrage “Les dernières chamanes du Japon : rencontre avec l’invisible au pays du soleil levant”. Une discussion passionnante qui permet de mieux cerner la complexité des relations humaines au sein de l’archipel.
Rencontre avec Muriel Jolivet
Muriel Jolivet a enseigné en français, en japonais et en anglais à l’université Sophia dès 1983. Ses cours, qui initiaient les étudiants japonais à la société et à la culture française, lui ont très vite permis d'aborder les différences entre les deux pays.
Inspirée par “journal du dehors et journal extérieur” d'Annie Ernaux, madame Jolivet initie la rédaction de deux livres en collaboration avec ses étudiants, basés sur leurs observations de la société japonaise. “Il suffit d’ouvrir ses yeux et de regarder dans la rue ce qui se passe”, nous explique-t-elle.
Elle rédigera seule un troisième ouvrage et regroupera par la suite ces écrits par thèmes (jeunesse, seniors, mariages, travail…) dans “chroniques d’un Japon ordinaire”.
Les tabous japonais
Au cours de sa carrière, la sociologue se confronte à de nombreux sujets et à différents tabous. Lors de la traduction et publication de ses ouvrages du français au japonais, il n’est d'ailleurs pas rare que les éditeurs lui demandent de censurer certaines de ses analyses.
Elle nous explique alors que, plus que la sexualité ou le suicide, la discrimination est le plus grand des tabou japonais aujourd’hui. Dans son livre sur les chamanes, traduit en février, certains passages ont été retirés de la version japonaise. On censure des propos sur la colonisation d’Hokkaido par les Japonais, mais aussi des lignes sur l’histoire de Takahashi Chikuzan, virtuose du shamisen maltraité par ses camarades d’école en tant qu'handicapé.
Des discriminations qui se retrouvent au quotidien, mais que l’on tait, et qui selon Muriel Jolivet “fonctionnent principalement à deux moments cruciaux de la vie: celui du mariage et celui de la recherche d’emploi. C’est à ces deux moments que l’on cherche à savoir d’où viennent les gens.”
Difficile de revendiquer son identité si elle comprend l’appartenance à une minorité sexuelle ou ethnique. Au Japon, préserver la forme est important, avoir “l’air normal” et donc se fondre dans la majorité.
“ Moi c'est ma plus grande question : c'est quoi la normalité ?” se demande la sociologue.
Une question qui traverse ses ouvrages comme “Homo japonicus” ou “Japon, la crise des modèles”. “Ce besoin de se conformer à une vision de la normalité c’est ce qui est le plus dur pour les étudiants japonais” reprend-elle. La chose avec laquelle ils avouent avoir le plus de difficulté “c’est ce qu’ils nomment le “ningenkankei”, les relations humaines.” Tous ces non-dits et cette pression mènent à beaucoup de solitude.
“Les étrangers se sentent seuls au Japon, mais ne se rendent pas compte que les Japonais sont eux aussi très seuls”.
Dans son livre “Mental Health Challenges Facing Contemporary Japanese Society: The "Lonely Crowd" , l’autrice Yuko Kawanishi détaille comment tous les mécanismes de cette solitude de groupe aboutissent à de nombreux maux de la société nippone : phobie scolaire, de l’entreprise, hikikomori, karoshi…
Qui pour soulager la solitude ?
Payer pour des compliments, pour un rendez-vous avec une fausse petite amie, pour les conseils d’un homme plus mature…l’écoute au Japon est souvent payante.
En dehors de ces relations tarifées, qui est vraiment présent pour écouter ?
Muriel Jolivet nous explique que la famille japonaise des années 70 n’existe plus. “Aujourd’hui les Japonais ne se marient plus et ne font plus d’enfants. Pourquoi ? Les femmes n’en veulent plus, car le monde du travail ne s’y prête pas. Elles sont trop nombreuses à subir cette pression du “mada desu ka”, de l’enfant à faire. Mais aussi à être considérées comme de mauvaises mères si elles travaillent et comme de mauvaises employées si elles finissent plus tôt pour aller chercher leurs enfants à l’école.”
Du côté des hommes, ras-le-bol d'être le seul soutien financier de la famille. Les célibataires recherchent une femme qui travaille ou qui continuera à travailler même si elle gagne moins, afin de partager le poids financier du mariage et des enfants.
La famille recomposée n’existe que très peu au Japon. Une fois que l'on est divorcé, surtout avec un enfant, la vie conjugale est considérée comme terminée. Accepter l’enfant de quelqu’un d’autre est toujours très mal vu, car au Japon le “chi no nagare” l’importance du sang, est tenace.
Preuve que cette structure familiale n’est pas considérée comme un soutien, les travailleurs japonais se font parfois muter plusieurs années dans d’autres villes, voir dans d’autres pays, laissant leur femme et leurs enfants derrière eux.
Qui alors pour remplacer l’écoute de la famille ? L’école ?
“Chez nous, les étudiants qui viennent de la campagne se retrouvent sans famille, isolés et travaillent généralement dur pour payer leurs frais de scolarité. Ils se sentent très seuls, abandonnés. Nous on fait ce qu'on peut, mais bon on les materne quand même déjà beaucoup dans les universités japonaises, on ne peut pas faire plus. “ Réponds la sociologue.
Dans un pays qui affiche une liberté de culte immense, certaines personnes se tournent alors vers les sectes. Celles-ci proposent en effet de combler ce vide relationnel en recréant une « famille » chaleureuse au sein de laquelle on se sent apprécié.
Mais il existe encore une autre figure rassurante qui joue un rôle important dans la lutte contre la solitude et le mal être au Japon : la chamane.
Chamanes du Japon : une exploration du spirituel
Dans son ouvrage, Muriel Jolivet voyage du sud au nord à la rencontre des chamanes japonaises, ces femmes servant d’intermédiaire entre l’Homme, la nature et l’au-delà.
“En plus de quarante ans d’enquêtes sociologiques sur le Japon, je suis souvent tombée sur des récits de revenants, de communication avec les morts, de visites chez des chamanes qui me semblaient anecdotiques. Peu à peu, j’ai pris conscience de l’importance et de la fréquence de ces rituels dans la société japonaise.”
Une grande variété de thèmes abordés
Place des femmes et des groupes de femmes au Japon, spiritualités, conceptions de l'au-delà au Japon, minorités ethniques... le livre est une mine d'informations sur le rôle des chamanes dans la société japonaise.
L’un d’eux ressort particulièrement : les chamanes sont parfois considérées par leurs clients comme des guérisseuses et surtout comme des psychologues.
Relier l’instinct et la raison
Le Japon a rapidement mis en place des mesures pour préserver la paix collective et, ce faisant, a progressivement étouffé l’espace d’expression des frustrations individuelles.
La chamane, interprète de la nature, intervient alors pour “soigner” l'esprit et ces frustrations qui se changent parfois en névroses.
Dans son livre, Muriel Jolivet nous montre que la chamane est non seulement un pont entre deux mondes, mais également un moyen de reconnecter les gens à leurs semblables. Elle met également en lumière la différence entre chamane et psychiatre japonais traditionnel, ce dernier proposant avant tout une prescription de médicaments pour résoudre nos difficultés.
À la fin de cet entretien, Muriel Jolivet nous laisse entrevoir un futur projet : confronter le point de vue des chamanes et celui des psychiatres.
Merci à elle d’avoir accepté la rencontre, vous pouvez retrouver son dernier livre sur la Fnac, Amazon, à la commande en librairie ou sur le site de l’éditeur.
Images réalisées avec Midjourney