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Exposition « Venir et mettre au monde » à Fotografiska : Interview exclusive

C’est bientôt Noël, il nous paraît donc de bon goût de vous parler de nativité. Actuellement exposée au musée de la photographie Fotografiska Stockholm avec “Födas och att föda“ (« Venir et mettre au monde »), également un livre éponyme, la photographe Emilia Bergmark-Jiménez discute de son travail à notre micro. Entretien.

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© Emilia Bergmark-Jiménez “Födas och att föda“
Écrit par Marine Géniaux
Publié le 23 décembre 2024

Sublime. C’est le mot qui me vient à l’esprit en repensant à mon état de fascination teintée d’une forme de terreur lors de ma visite de l’exposition de photos, accompagnées de textes de la photographe, « Venir et mettre au monde » d’Emilia Bergmark-Jiménez. Sur les murs du deuxième étage du musée Fotografiska, des portraits de femmes mettant au monde leur enfant, leurs corps nus, leurs visages où la douleur cohabite avec l’émotion. Et les nouveau-nés, pointant leur petite bouille fripée entre les jambes de leur mère, encore couverts de leur placenta protecteur et attachés à leur cordon, soulevés par des mains gantées vert-bleues.

Je sors sidérée du musée, et, quelques jours plus tard, décide de contacter l’artiste : la photographe Emilia Bergmark-Jiménez. Voici notre entretien.

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© Emilia Bergmark-Jiménez “Födas och att föda“

 

À l’origine, vous étiez mandatée en tant que photographe pour une campagne publicitaire. Comment est-ce devenu un projet artistique ?

J'ai commencé à écrire quand je suis devenue maman. Et alors que j'écrivais mon premier livre, La Naissance d'un parent, un de mes clients m'a demandé de tourner cette publicité. Je n’ai pas tellement réfléchi à l’expérience elle-même, j’étais concentrée sur le côté pratique, ce qui devait être filmé, etc. Donc je n'ai pas trop pensé à comment ça allait se passer pour moi. Mais ensuite, quand nous avons trouvé une femme dont je devais photographier l’accouchement et qu’elle m'a appelé pour aller à l'hôpital, j'ai paniqué. Je sentais que je ne pouvais pas faire ça, je ne voulais pas. Ça me semblait vraiment effrayant, inconfortable. Mais bien sûr, je suis entrée quand même et j'ai dû en quelque sorte être confronté à mon propre traumatisme, que n'avais peut-être pas réalisé. Et puis j'ai compris qu'il n'y avait pas un récit d’accouchement, comme je le pensais d'une certaine manière, l’idée que c'est plus ou moins la même chose pour tout le monde. J'ai alors compris que ce n'était pas le cas.

J'ai pu voir une personne qui a accouché sans crainte et qui était très présente. C'était évident qu'elle souffrait et que c'était dur, mais... Elle faisait tout elle-même. Elle a reçu elle-même son enfant et l'a mis sur sa poitrine. C'était incroyablement fort. J’ai voulu explorer ces questions. Je suis photographe et écrivain, c'est donc avec ces outils que je peux travailler.

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© Emilia Bergmark-Jiménez “Födas och att föda“

 

Avant de travailler sur ce projet, vous êtes vous-même devenue mère. Comment avez-vous vécu ce passage ‘de l’autre côté’, du côté de celle qui regarde, qui observe ?

C’est une expérience très différente, et c'est comme la plupart des gens qui l'ont vécu eux-mêmes, qui voient mes photos ou lisent mes textes, disent que c'est quelque chose de différent de se tenir à côté parce qu’on prend conscience de tout le processus. Et lorsque vous accouchez vous-même, vous n’en êtes pas si consciente. Vous êtes vraiment dans une sorte d'état, c'est différent pour chaque personne bien sûr, mais un état assez introverti. Et je dirais qu’une façon d’en apprendre davantage sur l’accouchement est de regarder d’autres femmes accoucher.

Il y a des choses que vous voyez dans cette pièce que vous ne pouvez pas apprendre en lisant ou en parlant aux autres, quelque chose que vous comprenez lorsque vous êtes là. Mais au début, lors des premiers accouchements, j'avais très peur. Maintenant je ne ressens plus aucune peur. Je sens que je comprends le processus, que j'ai une bonne connaissance du processus physiologique, du processus médical. C’est l’expérience d’avoir été dans la salle tellement de fois. Ma peur est partie.

 

D'une certaine manière, vous en apprenez plus en assistant aux accouchements d'autres personnes qu'en accouchant vous-même.

C'est très individuel. C’est ce qui est si complexe avec la naissance : c’est incroyablement individuel, et en même temps cela représente quelque chose d’universel, qui arrive à tout le monde.

 

Ce qui rend, en partie, les photos si bouleversantes, c’est à quel point elles sont intimes. Pas seulement pour la nudité, mais aussi parce qu’elles rendent visible la douleur, ou des émotions intenses. Comment avez-vous travaillé en amont avec les familles, en particulier les femmes, pour établir un lien de confiance ?

C’était un travail continu. La première étape de ce processus a été pour les femmes de me contacter et de me dire qu’elles souhaitaient participer. Je leur envoyais alors un e-mail avec toutes les informations sur le projet de livre et d’exposition, sur qui je suis, ce que je veux faire et pourquoi. Ensuite j’ai rencontré les personnes par facetime, puis éventuellement en personne. Et puis nous avons fait quelques séances photos chez les personnes, et si cela se passait bien alors j’assistais à la naissance.

La condition importante était que les femmes voulaient faire partie du projet. Il y a beaucoup de familles qui voulaient participer mais de manière anonyme, ou par exemple ne voulaient pas être photographiées en face, mais pour moi ce n’était pas possible, la condition de base est que nous voulions raconter cette histoire ensemble. Mais il y a toujours eu une ouverture d’esprit. Tu peux toujours dire non. Ainsi, entre la première naissance photographiée et l'exposition, cinq années se sont écoulées. Et il est clair que cela peut sembler très différent, vous pouvez changer d’avis, et il y a eu une ouverture à ce sujet. Et je pense que cela a été une bonne chose parce que nous avons construit une relation de confiance où les familles ont senti que c'était exigeant d'un point de vue artistique.

Travailler de cette façon était dangereux. Il se peut que des photos que je trouvais géniales ne soient pas approuvées par la famille. Ensuite, vous êtes très déçu et vous sentez que c’est une image très importante. Mais c’était très important, nous n’aurions jamais atteint l’objectif sans cette condition préalable.

 

C’est intéressant de voir comment différents artistes abordent la question du consentement différemment.

J’ai ressenti une certaine insécurité avant ce processus, parce que vous avez un ego artistique, une ambition purement artistique qui dicte ce qui sera le mieux. Mais la famille pourrait dire non, ‘je ne suis pas à l'aise avec cette photo’. J'ai compris que mon ego artistique devait passer en retrait, car l’ensemble est plus important. Il y a eu des images uniques qui ont été retirées de la sélection d'images. Après j’essayais d’argumenter auprès de la famille, d’expliquer ce que je trouvais d’important dans telle ou telle image. ‘Vous ne vous sentez pas à l'aise avec cela, mais je peux dire ce que je vois sur cette photo’. Après avoir entendu mon raisonnement, vous pourrez choisir à nouveau. Parfois, ç’a été bénéfique, les familles ont apprécié, exprimé que ça faisait du bien quand on le disait comme ça. Parfois, ça n’a pas fonctionné. C'est un choix. C’était un très grand défi pour l’ego artistique.

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© Emilia Bergmark-Jiménez “Födas och att föda“

 

Dans le petit film qui introduit l’exposition, vous parlez des réactions que ces photos peuvent provoquer chez le spectateur, du fait que l’on soit confronté à des images de femmes qui sont très intimes sans pour autant être sexualisées. Voulez-vous ajouter quelque chose là-dessus, et sur votre rapport aux corps ?

On m'a beaucoup demandé à ce sujet, si je me sentais gênée quand j'étais dans la pièce. C'est très corporel, ce sont des liquides et des excréments, et la tête [du bébé, NDLR] sort. Je ne me suis jamais sentie dérangée. Je n'y ai pas pensé. Je pensais beaucoup plus aux femmes... Ce sont elles qui comptent. Mon seul rôle est d'être un soutien, de documenter. Alors j'ai presque oublié. J'étais tellement concentrée sur le fait que c'était un événement exceptionnel pour elles. Mais avec le recul, et comme je le dis aussi dans le film, j'ai remarqué que les images créent des émotions très fortes. C'est puissant de voir ces images à la naissance des bébés. Ce sont des sentiments très intenses. C'est une chose. Cela peut à la fois effrayer les gens et les toucher. Mais je dirais que ce qui fait encore plus peur aux gens, c'est que le regard masculin n'est pas là. Et les gens ont parfois presque plus de mal à voir ça qu’une image de guerre ou de pornographie. Ça devient effrayant pour les gens de voir une image détachée, libérée du patriarcat. Et les gens ont peur, parfois sont aussi dégoûtés. Alors je demande, ‘mais que ressens-tu maintenant ? Qu’est-ce qui te fait grandir ? Pourquoi ressens-tu cela ?’ Parce que si vous regardez la photo...

C'est un enfant qui est en train de naître. Cela ne dit rien de plus, ça ne dit pas si ça s'est bien passé ou pas, ou ce que la femme a ressenti à la sortie du bébé, ou si l'enfant allait bien. L'image est exactement ce qu'elle est. Ce qui vous fait peur, ce sont vos idées et le fait de voir le corps féminin de cette manière. Ça a donc été une leçon pour moi aussi, de voir à quel point ces images pouvaient être chargées.

 

Absolument. Personnellement j’ai pris conscience de certains de mes réflexes, notamment car j’ai initialement été choquée de voir parmi les autres visiteurs une mère avec son petit garçon d’à peine sept ou huit ans. Mon propre choc m’a interrogée sur mes préjugés.

C'est formidable que vous disiez cela parce que pour moi, cela était très important - que le processus devienne à la fois un livre et une exposition. Le livre est plutôt un dialogue intime que vous entretenez avec un lecteur. Là, vous pouvez avoir le temps de réfléchir et d’approfondir les choses. Mais dans une exposition, vous êtes forcé de vivre ces images avec d'autres personnes. Et simplement être confronté aux pensées que vous avez sur la façon dont les autres vivent les images, et sur vos propres préjugés.

 

Vous vous concentrez principalement sur les mères, mais il y a quelques pères sur certaines photos. Y a-t-il quelque chose qui vous a surprise ou intéressée avec les pères ?

Ce qui a été très intéressant, c'est de voir quelle pression le partenaire peut avoir, que c'est la seule personne de soutien et qu’on attend souvent de cette personne qu'elle s'occupe de tout. Et de voir combien de fois le père a peur et comme, surtout, les hommes doivent aussi recevoir un soutien, et combien ces pères sont ensuite reconnaissants envers moi ou envers les sages-femmes, combien les pères se parlent si peu de cela, sur ce que signifie ce rôle d’être là. Et je pense que la plupart des gens ne se sont pas préparés émotionnellement, ou sont peut-être très préparés sur la façon de soutenir la mère de leur enfant, mais pas tellement sur leur propre émotivité. Il y avait, typiquement, des pères qui, lorsque l’enfant arrive, ont très peur, et se tiennent presque en retrait, puis après un moment, sont tellement envahis par l’émotion qu’ils se penchent, s’allongent en quelque sorte au-dessus de leur famille, ont besoin de ce moment pour réaliser, atterrir. Une chose formidable que j'ai également constatée chez de nombreux pères, c'est que les images peuvent en quelque sorte clarifier le processus, on peut voir les choses très clairement rétrospectivement si on regarde les photos.

 

Et pour la suite ?

L’exposition va tourner internationalement. J’espère aussi traduire le livre, notamment en Anglais. Ça aurait été amusant de le montrer en France, c'est aussi intéressant la rencontre entre un pays, une culture particulière de l'accouchement et ces images •

 

L’exposition “Födas och att föda“ est à voir au musée Fotografiska jusqu’au 19 janvier 2025. Le livre du même titre est disponible à la vente dans la boutique du musée.

Informations pratiques 

: Fotografiska Stockholm, Stadsgårdshamnen 22 116 45 Stockholm

Dates : Jusqu’au 19 janvier 2025

Site officiel :  lien 

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