Dans le cadre des 20 ans de Lepetitjournal.com, Maxime Pilon a accepté de partager avec nous ses souvenirs des vingt dernières années à Singapour. Professeur d’histoire-géographie au Lycée Français de Singapour (aujourd’hui IFS) depuis 2001 et co-auteur, avec Danièle Weiler, du livre « Les Français à Singapour, de 1819 à nos jours », il a été élevé au rang de Chevalier de l’ordre des Palmes académiques en 2008. Maxime Pilon nous livre son expérience, les faits qui l’ont marqué, ainsi que sa vision de la cité-Etat.
Bonjour Maxime, pouvez-vous nous raconter ce qui vous a amené à Singapour ? Depuis quand ?
Je suis arrivé à Singapour en août 2001 pour faire ma rentrée des classes au Lycée Français de Singapour LFS (aujourd’hui IFS). J’ai été Coopérant du Service National (CSN) au Vietnam à Ho-Chi-Minh Ville, puis j’ai passé 3 ans en Inde de 1996 à 1999. Je souhaitais retourner en Asie. J’ai postulé à Singapour et mon CV a retenu l’attention du proviseur de l’époque M. Ténèze. Le LFS comprenait à peine 900 élèves au total. Nous étions trois enseignants d’histoire-géo à assurer les cours. Pour comparaison, aujourd’hui, 20 ans plus tard, nous avons un nouveau nom, il y a près de 3000 élèves et nous sommes une quinzaine de professeurs à assurer les enseignements d’histoire-géo.
Quels sont les évènements qui vous ont le plus marqué ?
2001, le 11 septembre. Je n‘avais pas cours et j’étais chez moi… cela ne faisait que quelques semaines que j’étais arrivé dans la cité-Etat. Les images des tours jumelles qui s’effondrent sont paradoxalement ce que je retiens de mon arrivée ! Aussi, quand on connaît le paysage urbain de Singapour, les gratte-ciels du CBD et surtout depuis 2010, le Marina Bay Sands, parfois je me dis qu’une attaque terroriste de la même envergure serait une catastrophe pour Singapour. Le pays ne s’en relèverait peut-être pas !
Un autre évènement qui me vient à l’esprit est le SRAS (en français) SARS (en anglais) de mars à juillet 2003. Peut-être est-ce à cause de ce que nous vivons depuis un an maintenant avec la COVID-19. Je me souviens qu’à l’époque, nous avions fermé l’établissement du jour au lendemain, c’était un 27 mars et ce jusqu’au 6 avril. Nous avions reçu un email nous annonçant qu’il fallait travailler à distance. Dans la pratique, ce que nous vivions à l’époque n’a pas grand-chose à voir avec ce que nous expérimentons aujourd’hui. On a dénombré 238 cas de SRAS et 33 décès au total selon le Health Promotion Board.
Les Singapore General Elections de 2011. Le 7 mai 2011, les Singapouriens se sont rendus aux urnes. Ce scrutin a une résonance particulière pour beaucoup de Singapouriens car le PAP, People’s Action Party, au pouvoir depuis 1959, a remporté 81 sièges et le Parti des travailleurs, le Worker’s party les 6 autres. Il s’agissait du meilleur résultat d'un parti d'opposition depuis l'indépendance. Des observateurs politiques présentaient ce scrutin comme un tsunami politique, un tremblement de terre sous-marin qui aurait entraîné un raz-de-marée démocratique dans ce pays que beaucoup qualifie de démocratie illibérale. Ce n’est pas ce qui s’est passé puisque aux élections législatives suivantes, le 11 septembre 2015, le PAP remporte le scrutin en gagnant près de 10 points, pour atteindre près de 70% du vote populaire. Les élections du 10 juillet 2020 sont à nouveau porteuses d’espoir pour beaucoup de Singapouriens, puisque l’opposition est passée de 6 à 10 sièges au Parlement. Pour beaucoup, la présence d’une opposition plus forte au Parlement entraînerait également une certaine ouverture du pays, notamment au niveau de certaines lois sociétales. Une affaire à suivre.
Enfin, une dernière date, celle du 23 mars 2015. Ce jour-là, le père fondateur de la Singapour moderne meurt à 91 ans des suites d’une pneumonie. Que l’on aime ou pas le personnage, qu’on le considère comme un despote éclairé ou non, Lee Kuan Yew a assurément réussi à transformer Singapour, à modeler une cité-Etat que beaucoup regardent avec admiration ! Je n’étais pas à Singapour lorsque les funérailles nationales ont eu lieu. C’est depuis les Etats-Unis où j’attendais la naissance de mes jumelles que j’ai observé l’impact de cet événement à travers les médias en ligne.
Quel appui vous ont apporté les différentes institutions françaises à Singapour ?
De 2007 à 2011, avec ma collègue documentaliste de l’époque, Danièle Weiler, nous avons écrit à quatre mains un livre sur l’histoire de la communauté française de Singapour de 1819 aux années 2010. Ce projet a été soutenu par l’ambassadeur de l’époque, Monsieur Buhler. Grâce à son soutien, nous avons eu accès à de nombreuses archives à Singapour et en France. L’ouvrage a eu un très bon accueil, notamment lors de nos conférences. Notre éditeur, Didier Millet a même reçu un courrier de M Lee Kuan Yew , himself!
Les différents personnels des institutions comme le Consulat de France, la FCCS ou l’Alliance française ont vraiment été très utiles, ils nous ont aussi ouvert leurs portes. Le livre, écrit en français et en anglais, toujours en vente, à la librairie Kinokuniya principalement, relate l’histoire de notre communauté à travers les grandes périodes de Singapour. L’ouvrage montre que la communauté française a bien changé et a bien grandi ! Des 51 Français recensés par les autorités coloniales britanniques en 1871, nous sommes près de 20 000 aujourd’hui, deux siècles plus tard. La dernière décennie a été marquée par une accélération rapide du nombre de Français, puisque la communauté a presque doublé en dix ans. Avec Danièle, nous attendons la possibilité de compléter notre livre et de travailler sur ce dernier chapitre.
Pensez-vous que Singapour a beaucoup changé en 20 ans ?
Singapour a considérablement évolué pendant ces 20 dernières années. C’est un peu cliché que de dire que la ville change régulièrement de visage, mais c’est une réalité, Le heartland constitué de ces HDB et condominiums avec le shopping center comme centre-ville et son Community center pas très loin reste une constante, le plan d’urbanisme est assez similaire. Les leaders technocrates singapouriens pensent sur le long terme et cela depuis le tout début de l’existence de cité-Etat en 1965.
Il y a des choses qui ne changent pas, par exemple la nourriture. La richesse gastronomique singapourienne n’est plus à démontrer, l’UNESCO ne s’y est pas trompé en intégrant la culture des hawkers sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l'humanité le 16 décembre 2020.
Dans ce contexte, je dirais que des quartiers comme Tiong Bahru ont su garder un certain charme malgré sa gentrification. Si vous êtes observateur et curieux, lorsque vous vous promenez à pied, vous trouverez des scènes de vie originales au pied des HDB, des anciens métiers en voie de disparition comme le barbier, et cela un peu partout à Singapour, dans les quartiers excentrés.
Comment envisagez-vous la suite ? A Singapour ? En France ? Ailleurs ?
Il est difficile de prévenir l’avenir. Dans l’idéal, je souhaiterais rester à Singapour, y prendre ma retraite et accompagner mes filles jusqu’à leur bac à l’IFS d’ici une douzaine d’années. Mais, est-ce que le repli identitaire qui semble se développer à Singapour ne va pas contribuer à notre départ ? Je ne sais pas. Quitter Singapour est donc aussi une probabilité. Quelle serait notre prochaine destination, la France, un autre pays ? Aucune idée, nous verrons bien comment les choses vont évoluer.
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