Après une série de récitals et de conférences depuis sa création en septembre 2018, l’association Cantio propose une création originale mêlant théâtre et musique basée sur l’histoire de Trilby, le roman à succès de Georges du Maurier paru en 1894. Nous rencontrons le président et producteur du spectacle Yann Perron, à quelques jours de la première, qui aura lieu le 30 janvier.
Pourriez-vous nous en dire plus sur le roman de Georges Du Maurier et sur la raison qui vous a poussé à créer ce spectacle ?
Yann Perron : Les thèmes du roman de Du Maurier sont étrangement les sujets qui m’intéressaient pour illustrer les objectifs de notre association : la camaraderie, la créativité, le chant, le militantisme, l’audace. Cantio, c’est très simple : la Voix comme instrument, comme prétexte pour explorer la musique, la poésie, la littérature et les émotions. Ce n’est pas une société de production, c’est une famille de musiciens, de chanteurs et de mélomanes, un club musical si vous voulez, la rencontre d’une goguette et d’un « Nouveau Petit Cénacle » comme celui évoqué dans notre adaptation de Trilby.
Je souhaitais pour notre collectif d’amateurs un projet ambitieux. Pour cela il me fallait une histoire et une époque qui représentent l’esprit de Cantio : une histoire qui parle de la transformation par le chant et une époque où tout le monde ou presque chantait, aux réunions de famille, au café, au théâtre, à l’opéra, dans la rue. Le projet Cantio veut redonner à la pratique amateur sa part dans les plaisirs et la vie sociale.
Trilby est l’histoire d’une femme moderne, qui (ré)définit son rôle au sein de la société patriarcale du début XXème siècle. Trouvez-vous des affinités entre son histoire et celle des femmes d’aujourd’hui ?
Du Maurier raconte une histoire d’amour impossible dans une communauté éprise de musique et de littérature (Paris, 1850). Pour les besoins du spectacle et dans le but d’obtenir un certain répertoire, j’ai choisi de transposer l’histoire à la Belle Epoque. Mais ce changement de contexte historique a aussitôt révélé les stéréotypes et les non-dits de la société patriarcale du XIXème siècle et rendu nécessaire une relecture féministe du roman. Mon adaptation reste fidèle à l’histoire mais les dialogues ajoutés, la musique et le chant dévoilent de nouvelles intentions. La vie intérieure des personnages et leur vérité sont « divulguées » dans un autre temps. La parution de Grand Art d’Alexandra David-Néel doit aussi beaucoup au dénouement.
A partir de cet hommage aux femmes, le public peut, je l’espère, se forger une opinion nuancée car hélas, trop souvent les débats contemporains autour du féminisme tombent dans les pièges des militants et de leurs adversaires. Sans révéler toute l’histoire, il est vrai que ma version rejoue un épisode de l’actualité récente. Trilby défend un livre qui devait paraître en 1902 et qui décrit exactement un phénomène que nous connaissons mieux avec les réseaux sociaux et la prise de parole des femmes.
Le mélange d’artistes professionnels avec des artistes amateurs et semi-professionnels est un pari de votre compagnie. Comment avez-vous recruté le cast de cette production et quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Le recrutement fut douloureux car le premier script était écrit en fonction précisément d’un cast idéal et tous les changements ont demandé du travail et de la souplesse. Rappelons que Trilby est une pièce de théâtre amateur - une pratique dont précisément nous voulons faire reconnaître la passion, la valeur et le rôle essentiel.
Les professionnels ont tous été enthousiastes (ils enseignent et ont à cœur de partager et de transmettre), ils prennent des risques et veulent toujours progresser. En revanche, il y a eu parfois un côté amateur, un engagement moins constant que celui des professionnels. Le mot « amateur » est parfois déconsidéré mais ce sont les amateurs eux-mêmes qui font la grimace s’ils ne trouvent pas le projet assez « professionnel » et digne d’eux…
Trilby se compose de plusieurs tableaux, connectés et en même temps indépendants. Pourquoi avez-vous choisi ce format ?
Le spectacle a beaucoup évolué avec les incertitudes de 2020. Nous n’avons pas obtenu les subventions pour un projet digital découpés en épisodes filmés et nous avons alors résolument préparé la formule d’un spectacle vivant. Notez que si la captation du spectacle est réussie, nous espérons offrir en libre accès une version radiophonique.
Le concept de « tableaux » renvoi bien sûr à l’univers des personnages et du héros en particulier mais c’est aussi une référence à l’aspect statique et dispersé des photos-collages qu’auront la plupart des scènes avec les restrictions imposées par les autorités singapouriennes : un mètre doit séparer les acteurs masqués, deux mètres les acteurs non masqués.
Le fil conducteur de l’histoire se retrouve dans la sélection du répertoire : de Schumann à Brel, le saut est important ! Quels ont été vos critères de choix ?
Gérard Jouannest, le pianiste et compositeur de Brel, avait une formation classique, premier Prix de Piano au Conservatoire ! Il y a chez Du Maurier, chanteur amateur, un pied de nez à la musique classique, ou du moins une satire mordante des obtus et des prétentieux de tout poil - et de toute fourrure pourrait-on dire !
Même si l’éclectisme du programme sera moins évident dans le déroulement de la pièce, il est cependant revendiqué comme fidélité aux intentions de Du Maurier. Eclectisme signifie poliment mauvais goût ou faiblesse d’une éducation superficielle or je crois qu’il implique au contraire un goût sûr qui peut aussi bien reconnaître les qualités d’une chanson populaire que discerner les faiblesses d’une musique savante. Il y a en tout cas plus de mérite à déterminer ses goûts personnels qu’à reproduire et accréditer le goût établi et fabriqué par les autres. Du Maurier en somme nous dit : l’opéra est une distinction pour les sourds, un prestige dont on se sert comme parure, comme si ses valeurs, son merveilleux et son excellence appartenaient et rejaillissaient naturellement sur celui qui l’écoute et s’en prévaut !
J’ai donc mêlé mon amour pour l’opéra avec le café-concert. En situant l’action à la Belle Epoque, je voulais scrupuleusement restituer le répertoire d’Yvette Guilbert, Aristide Bruant. Mais ma sélection a lentement évolué vers les héritiers de cette époque et de la formule cabaret : notre fantaisie nous conduit librement du bel canto à la chanson à texte, du music-hall au jazz.
Démarrer 2021 avec un spectacle en salle est un signe fort d’optimisme et confiance. Quel message souhaitez-vous lancer à nos lecteurs ?
J’ajoute que mon histoire mêle les épreuves d’un individu au destin des femmes en général, mais que l’itinéraire de Trilby elle-même, c’est d’abord une détresse, une douleur, une énigme. Notre spectacle est certes un divertissement mais il sensibilise à une souffrance qui reste cachée, mal comprise. Cette aventure elle-même est un message de réconfort, une promesse de couple et de résilience.
Pour répondre à votre question, mon message est simple : soyez curieux ! Allez aux spectacles, tous les spectacles. Les grands, les petits, les bons, les mauvais, les anciens, les nouveaux, qu’importe ! Oubliez vos écrans et changez vos habitudes.
La soprano Tatiana Konovalova jouera le rôle de Trillby.
Nous avons échangé quelques mots avec elle. Est-ce que vous retrouvez des traits communs entre votre personnage et vous-même ?
Tatiana Konovalova : Oui, j'ai certainement beaucoup de points communs avec mon personnage. Quand j'étais plus jeune, j'étais aussi un peu perdue, un peu arrogante et j'aimais attirer l'attention. J'ai étudié la musique depuis l'enfance, mais je n'ai commencé à chanter sérieusement qu'après avoir obtenu mon diplôme universitaire et cela a beaucoup changé dans ma vie et dans ma façon de penser. Pour apprendre à chanter correctement, il faut supprimer son égoïsme et son narcissisme et acquérir en même temps une évaluation objective et une confiance en soi. En pratique, c'est assez difficile à faire, mais c'est ce qui s'est passé avec Trillby et c'est ce qui m'est arrivé.
Il n'a pas dû être facile de préparer et de répéter un spectacle en ces temps difficiles. Pourriez-vous partager une anecdote ou un fait particulier avec nos lecteurs ?
A cause de la pandémie j'ai pu reprendre les cours avec mon coach de Moscou pour préparer la partie musicale de notre spectacle, car elle a dû passer à l'enseignement en ligne. Maintenant, elle dit que je ne suis pas la seule de ses élèves à l'étranger, ni la plus éloigné. Je n'aurais jamais imaginé non plus, que loin en Asie, j'aurais eu besoin d'apprendre le français !
Si vous pouviez parler directement aux spectateurs... pourquoi devraient-ils venir voir le spectacle ?
Ils devraient venir pour apprécier notre vision d’un roman célèbre, pour résoudre les énigmes que nous avons préparées pour notre public, pour connaître certains des secrets des professeurs de chant, entendre de la belle musique classique, réfléchir aux vicissitudes de l'amour.
Aussi notre interprétation du sujet est assez controversée car on évoque les raisons de l'émergence du féminisme. Je crois qu'à notre époque de lutte pour les droits des diverses minorités, il est très important de ne pas perdre les objectifs initiaux et de se laisser guider par des principes d'humanisme et de respect mutuel.
Trilby, Itinerary of a New Woman Le spectacle se jouera au Aliwal Arts Centre (28 Aliwal Street, Singapore 199918) le 30 et 31 janvier 2021. Le nombre de place est très limité. Pour l’achat des tickets, consultez le site eventbrite Les informations sur l’association sont disponibles sur le site de Cantio |
BON PLAN : s'il ne reste plus de tickets au moment de la publication, contacter Cantio de la part du Petit Journal pour obtenir une invitation à la générale, le 29 janvier à info@cantio.sg