Chaque 26 avril a lieu la Journée mondiale de la propriété intellectuelle. Le thème de l'innovation retenu cette année permettra d'examiner la manière dont le système de la propriété intellectuelle favorise l'innovation en attirant les investissements, en récompensant les créateurs, en les encourageant à développer leurs idées et en garantissant que les nouvelles connaissances soient librement accessibles, de sorte que les innovateurs de demain puissent tirer profit de la nouvelle technologie d'aujourd'hui.
Rencontre avec le français Denis Croze, Directeur du bureau régional de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI, ou WIPO en anglais) à Singapour, institution spécialisée des Nations Unies basée à Genève, qui regroupe 189 pays. Il explique en quoi son organisation est utile aussi bien aux entreprises qu'aux gouvernements de la région et au grand public.
www.lepetitjournal.com/singapour - Quelle est la mission de l'OMPI ?
Denis Croze - L'OMPI a 3 types d'activités. La première est de rassembler des Etats membres pour élaborer des traités internationaux. Nous apportons ensuite l'assistance technique aux pays pour la mise en ?uvre de ces traités. Enfin, nous rendons des services aux entreprises en leur permettant de protéger au niveau international leurs droits de propriété intellectuelle par l'enregistrement des brevets, marques et dessins ou modèles industriels de façon moins coûteuse, plus facile et plus rapide. Cette activité nous permet de nous autofinancer à 96%. Par contre, l'OMPI n'a pas vocation à jouer un rôle de gendarme.
Comment les pays de l'ASEAN abordent-il la question de la propriété intellectuelle ?
- Après une première phase, entre 2011 et 2015, de modernisation des institutions et des systèmes informatiques et de mise à niveau de leur législation par rapport aux standards internationaux, les dix pays de l'ASEAN se sont mis d'accord en 2016 sur un nouveau plan d'action très ambitieux. Leur objectif est de développer un écosystème favorable en matière d'innovation dans la région, en accompagnement des entreprises. Ces pays vont mettre l'accent sur le management du portefeuille de propriété intellectuelle des entreprises, sur la commercialisation et le financement de l'innovation, en particulier chez les TPE et PME qui représentent plus de 95% des entreprises en ASEAN.
En particulier, à Singapour, à la demande du gouvernement, l'OMPI va aider IPOS, l'office de propriete intellectuelle, à être le moteur de la créativité et de l'innovation pour la cité-Etat, en accompagnant directement les titulaire de droits de propriété intellectuelle dans la commercialisation, la recherche de financements et la monétarisation des innovations.
Y-a-t-il de grandes disparités dans l'approche en ASEAN ?
- L'ASEAN fonctionne à « petits pas », par consensus, dans la mesure où les pays membres ont des niveaux de développement extrêmement divers, avec Singapour d'un côté et le Myanmar de l'autre. Même s'ils ont compris l'intérêt qu'ils ont à être ensemble pour peser entre la Chine et l'Inde, ils ne souhaitent pas créer une communauté économique aussi intégrée que celle de l'Union européenne. Et cela est vrai aussi en matière de propriété intellectuelle.
Néanmoins, ils s'orientent pragmatiquement vers une convergence des pratiques, ce qu'ils appellent une opérabilité. Ils ont ainsi adopté un certain nombre de formulaires communs pour enregistrer et protéger les marques et les dessins et modèles, et des lignes directrices communes pour l'examen des dossiers d'enregistrement par exemple.
Quels sont vos arguments auprès du grand public des pays de l'ASEAN ?
- Nous cherchons à montrer qu'innovation et créativité contribuent non seulement au développement économique mais aussi à l'évolution des mentalités et au bien-être en termes de santé publique, d'environnement ou de sécurité alimentaire. Nos plateformes ? WIPO Green, WIPO Re:Search ? en accès libre sur notre site Internet, permettent aux milieux intéressés qu'ils soient inventeurs, entreprises ou laboratoires publics ou privés, de trouver des partenaires. Nos bases de données accessibles en ligne contiennent plus de 35 millions de brevets et 12 millions de marques.
Est-ce que l'ASEAN est innovante globalement aujourd'hui ?
- L'OMPI publie chaque année avec l'INSEAD le Global Innovation Index qui permet d'analyser le niveau d'innovation par pays. Singapour est 6ème; la France 18ème. En 2016, l'Asie représente presque la moitié (47,4%) des demandes internationales de brevets (PCT) dans le monde - avec principalement la Chine, le japon et la Corée ? et atteint presque la part combinée de l'Europe (25,6%) et des Etats-Unis (25,3%). Le nombre de brevets internationaux déposés en Chine a augmenté l'année dernière de 44%.
L'ASEAN n'est pas très présente car, en dehors de Singapour, il y a peu de pays suffisamment développés. L'index montre que pour être un pays innovant, il faut toute une série de facteurs, du système éducatif aux centres de recherches, des structures de financement de capital risque aux mesures de soutien, aux startup et PME, en passant, bien sûr, par un système judiciaire qui assure une bonne protection. L'ensemble de ces facteurs n'est pas présent dans tous les pays de l'ASEAN.
Nous assistons aujourd'hui à une crise du multilatéralisme; les institutions multilatérales rencontrent de grandes difficultés pour parvenir à des accords internationaux sur le commerce ou l'environnement notamment. Cela se ressent-il également pour l'OMPI ?
- Oui, on voit aujourd'hui qu'il est de plus en plus difficile de trouver un accord international sur un texte. Cela touche tous les organismes internationaux qui veulent élaborer des normes communes et c'est vrai aussi à l'OMPI, avec 189 Etats membres qui ont des niveaux de développement et des politiques très diverses.
Il est très difficile d'arriver à un consensus, et les traités s'orientent souvent soit vers un texte qui couvre un domaine plus restreint et qui ne fait pas avancer les choses, soit vers des accords bilatéraux ou régionaux (du type TPP ou RCEP dans la region).
Néanmoins nous avons réussi à l'OMPI à adopter trois traités ces cinq dernières années, dont l'un, à Pékin en 2012, qui traite d'un domaine qui n'était jusqu'alors pas couvert qui est la protection des ?uvres audiovisuelles. Il a été suivi du traité de Marrakech en 2013 qui a introduit une exception aux droits d'auteurs pour les malvoyants et les aveugles afin que ces populations puissent avoir un accès plus aisé aux publications adaptées pour elles. Le dernier, adopté en 2015 et pour lequel la France a été très active, concerne un arrangement au traité de Lisbonne sur les appellations d'origine et les indications géographiques.
D'autres traités sont en cours et devraient en principe aboutir, mais les discussions durent parfois depuis plus de 10 ans !
Quand on parle de propriété intellectuelle, on pense souvent à la contrefaçon dans le luxe. Qu'en pensez-vous ?
- La contrefaçon aujourd'hui concerne tous les produits. A partir du moment où un produit a du succès, il est (ou sera) contrefait. Avec des conséquences dramatiques sur la santé publique ou la sécurité quand il s'agit de médicaments ou de pièces détachées automobiles. Nous expliquons qu'acheter un produit contrefait ou piraté c'est porter atteinte au droit de propriété, mais en plus, cela peut avoir des conséquences graves en termes de santé et de sécurité. Ajoutons à cela que de jeunes auteurs ou créateurs ne peuvent pas vivre de leur création parce que leurs droits ne sont pas respectés. On tue ainsi la créativité.
Comment parvenez-vous à faire passer le message ?
- C'est un travail de longue haleine. La contrefaçon existe depuis l'antiquité et on en trouve encore en Europe, même si le dispositif législatif y est très coercitif. L'OMPI, en tant qu'organisation intergouvernementale, fait un travail de formation, de sensibilisation et de conseil auprès des douanes, des magistrats, des forces de police et bien sûr, des entreprises. Nous touchons même le grand public à travers les écoles. Mais nous n'avons pas de "casques bleus" et nous n'intervenons pas pour faire exécuter le droit. Les litiges de propriété intellectuelle relèvent du droit privé. Notre impact dépend aussi du développement économique, de l'efficacité des forces publiques, du niveau de corruption de chaque pays?
Cécile Brosolo (www.lepetitjournal.com/singapour) jeudi 26 avril 2017
Site de l'OMPI- Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle