Dans une interview exclusive accordée à notre journal, les auteurs de bandes dessinées Tom Haugomat, Marc-Antoine Mathieu et Cyril Pedrosa parlent leurs parcours et inspirations en amont de leur venue en Chine. Invités de la Fête des Bulles 2024 organisée par l'Institut Français, ils seront à Pékin ce samedi 1er juin et dimanche 2 juin puis à Shanghai les 8 et 9 juin et enfin à Canton le 12 juin. A ne pas manquer !
3 dessinateurs aux styles uniques
Vous avez tous les 3 des styles et des approches très originales. Qu'est-ce qui vous a amené à la bande dessinée ?
Tom Haugomat : Pour moi, le dessin s’est vite révélé comme indispensable. J’étais fils unique, vivant dans un petit appartement parisien, c’était l’activité idéale pour s’échapper. Bricolage, bande-dessinée, collages, tout était bon pour se raconter des histoires. Après avoir été formé à l’école des Gobelins, j’ai réalisé plusieurs films d’animation. J’ai toujours privilégié le rapport entre l’histoire et le médium, et lorsque mon projet « À travers » est né, il m’a paru naturel d’en faire un roman graphique plutôt qu’un film d’animation. J’avais besoin que les lecteurs puissent prendre leur temps pour décrypter les images, faire des allers-retours dans l’histoire si besoin. La bande dessinée était le médium idéal !
Marc-Antoine Mathieu : Sans doute un tropisme personnel, découvert assez tôt, à raconter des histoires. Mes premiers dessins étaient déjà des petites fresques qui racontaient des histoires, des micro-scènes en un seul dessin. Puis la lecture d’albums de bandes dessinées a fait le reste : cela m’a montré que textes et dessins pouvaient se marier, et offraient de nombreuses possibilités. Une autre donnée essentielle est sans doute aussi la solitude : la création d’un livre s’apparente un peu à l’enluminure d’un livre : patience, endurance, une certaine claustration, aussi…
Cyril Pedrosa : La lecture de la presse Disney et un peu plus tard les albums d'Astérix ont nourri toute mon enfance. Nous allions peu au cinéma dans ma famille, et je lisais très peu de romans. La bande dessinée était ce qu'il y avait de plus vivant et créatif dans mon univers familier, et je rêvais d'être capable moi aussi d'inventer des mondes, de rendre vivants des personnages. Je dessinais beaucoup, comme la plupart des enfants. Mais le dessin était vraiment pour moi un refuge, dans lequel je me sentais bien, un peu à l'abri des autres. D'une certaine manière, j'ai décidé dès l'âge de 7, 8 ans que je serai auteur de bande dessinée. C'était un désir très fort, mais qui a pris ensuite des chemins un peu tortueux dans mon adolescence et ma vie de jeune adulte pour devenir une réalité.
Animation et bande dessinée
Marc-Antoine, vos œuvres sont souvent reconnues pour leur profondeur philosophique et leur exploration de la métaphysique. Qu'est-ce qui vous pousse à explorer ces thèmes dans vos bandes dessinées ?
Marc-Antoine Mathieu : Difficile de dire pourquoi on cherche, et encore moins de définir ce qu’on cherche. Comme disait Pierre Soulages : « C’est ce que je trouve qui me montre ce que je cherche. » Les créateurs sont comme les chercheurs, des laborantins qui espèrent trouver quelque chose. Je peux quand même dire que depuis l’enfance, je crée avant tout parce que j’ai une grande peur de m’ennuyer. Cela fonde peut-être ma propension aux questions, au questionnement.
Tom, votre style visuel est très distinctif et souvent cinématographique. Quelles sont vos principales influences visuelles et comment avez-vous développé cette esthétique particulière ?
Tom Haugomat : Peut-être que ma formation aux métiers du film d’animation a influencé ma façon de raconter des histoires. J’aime travailler le rythme et j’essaye de transmettre des émotions uniquement avec les images. Je suis très sensible à la mise en scène du cinéaste Yasujiro Ozu. À la façon dont, en filmant du linge qui sèche sur une corde ou le vent qui souffle à travers les branches d’un arbre, il arrive à sublimer les petites choses du quotidien et à créer des ellipses. Du côté du dessin, je pourrais citer Margaret Kilgallen pour son dessin naïf et minimaliste et Blexbolex pour son travail en aplat et ses gammes de couleurs réduites.
Cyril, vos bandes dessinées comme "Portugal" et "L'Âge d'Or" abordent souvent des thèmes personnels et historiques. Comment choisissez-vous les sujets que vous explorez dans vos œuvres ?
Cyril Pedrosa : La plupart du temps, je fais un livre pour essayer de répondre à des questions qui m'obsèdent. La difficulté d'être soi, l'étrangeté de "l'autre", nos désirs inassouvis, nos passions mortifères, la folie, le désir d'un autre monde... Pendant un temps, par exemple, je pensais sans cesse "chacun de nous est profondément seul, incapable de comprendre ce qu'il est et encore moins ce que sont les autres... Et pourtant, nous avons absolument besoin d'être en relation." Ce paradoxe occupait toutes mes pensées, cela me rendait zinzin, et c'est devenu le sujet des "Équinoxes". Les sujets que j'explore sont donc souvent liés à des questions intérieures, ce qui me pousse à utiliser beaucoup d'éléments autobiographiques dans mes livres. Mais ces éléments sont totalement dilués, pour ne pas dire cachés, dans la fiction.
L'influence du jeu vidéo sur la BD
Comment voyez-vous l'évolution du marché de la bande dessinée, en particulier avec l'expansion internationale et l'influence croissante du numérique ? Pensez-vous que cela affecte la manière dont vous créez ou racontez vos histoires ?
Tom Haugomat: Je ne pense pas avoir l’expertise nécessaire pour prédire l’évolution de la bande dessinée ! Mais ce qui m’intéresse dans la bande dessinée est avant tout l’objet livre, l’avoir entre les mains, tourner physiquement ses pages. Si je dois travailler sur un support numérique, je privilégierai l’animation, ou même le jeu vidéo. Ce sont également des supports passionnants pour raconter des histoires.
Marc-Antoine Mathieu : En ce qui me concerne, l’influence du numérique sur mon travail n’est pas si grande, sauf lorsque mes récits nécessitent de la recherche documentaire : alors, oui, le numérique et internet sont des alliés puissants, qui nous permettent d’aller au plus juste dans la reconstitution de la réalité. Ce fut le cas pour "3" par exemple. Par ailleurs, les outils informatiques sont formidables en ce sens qu’ils nous permettent d’explorer toujours plus loin les expérimentations graphiques.
Cyril Pedrosa : Je n'ai absolument aucune idée sur l'évolution du marché de la bande dessinée. De fait, je ne me pose pas cette question lorsque je travaille sur un livre. Cela ne veut pas dire que l'économie n'a pas d'influence sur mon travail, bien sûr. Les moyens économiques dont je vais disposer pour faire un livre ont une influence sur le temps que je peux y consacrer, par exemple. Mais je ne pense pas à la bande dessinée comme un marché, avec ses évolutions, pour lequel je devrais faire évoluer mon travail de telle ou telle manière.
Pourriez-vous chacun me parler d'un projet récent ou à venir qui vous enthousiasme particulièrement ? Quels défis avez-vous rencontrés en travaillant dessus et comment les avez-vous surmontés ?
Tom Haugomat : Je travaille actuellement sur un livre qui s’apparente plus à de la bande dessinée que mon album « À travers », je découvre la difficulté de travailler avec un gaufrier ! Je me suis ainsi rendu compte que la force de mon travail réside principalement dans la place d’interprétation que je laisse aux lecteurs. Plus je remplis la page, moins ils ont de la liberté, j’ai donc essayé de rythmer les pages de bande dessinée avec des pages de dessin très minimalistes, en travaillant avec l’espace négatif, pour ralentir l’action, et amener un peu de poésie.
Marc-Antoine Mathieu : Le prochain livre qui sortira en France est un coffret autour des aphorismes de Kafka (« Fiches », chez Nous éditions à paraître en octobre 2024). Le défi était là de dessiner avec Kafka, alors même que sa littérature se passe absolument de toute représentation. C’est pourquoi je n’ai pas dessiné sur ses mots mais autour de son monde et de ce que je sais (ou devine) de son imaginaire.
Cyril Pedrosa : Je viens de terminer un projet de dessin et d'écriture, "Journal d'une bataille", qui a été pour moi une expérience très forte. Ce n'était pas de la bande dessinée, mais un journal, pour lequel tous les mois je dessinais des dessins très grands formats, d’un mètre par un mètre cinquante, tout en écrivant des textes en parallèle. Travailler en très grand format m'a obligé à sortir de toutes mes habitudes de dessin, de changer totalement d'outils, et ça a été passionnant de découvrir ainsi de nouvelles formes que je n'avais jamais approchées auparavant.
La collaboration joue un rôle important dans la création de bandes dessinées. Avez-vous eu des collaborations particulièrement marquantes dans votre carrière ? Que recherchez-vous chez un collaborateur idéal ?
Tom Haugomat : J’ai travaillé pendant plus de 10 ans avec le dessinateur Bruno Mangyoku dans le secteur de l’animation, nous avons réalisé deux courts métrages ensemble (Jean-François ARTE/CUBE 2009 ; Nuisible ARTE/CUBE 2013), et une multitude de petits films de réclame. Je ne conçois pas la création sans échange, et même aujourd’hui, lorsque nous travaillons sur des projets plus personnels, nous n’hésitons pas à partager nos réflexions et nos croquis. Lorsqu'on a le nez dans son dessin, on ne sait parfois plus trop où on va ! Je pense que l’échange permet de prendre du recul et de redécouvrir son travail sous un jour nouveau.
Marc-Antoine Mathieu : Philippe Leduc, mon collaborateur principal est assez proche de moi, et je le supporte assez bien. Notre collaboration n’est pas prête de s’achever !
Cyril Pedrosa : Toutes mes collaborations en bande dessinée ont été marquantes. Les scénaristes avec lesquels j'ai travaillé, David Chauvel en particulier, mais aussi tous les éditeurs avec lesquels j'ai travaillé. En particulier José-Louis Bocquet, et plus récemment Carine Roma. Chacune de ces rencontres m'a fait avancer dans mon travail et m'a aidé à mieux comprendre ce que je cherche en faisant de la bande dessinée. Il me semble qu'un collaborateur idéal est celui avec qui, dans une création commune, chacun découvre une nouvelle part de soi-même. Lorsque cela arrive, et ce n'est pas si souvent, on va ailleurs, ou plus loin, que si on avait créé seul.
Chine et bande dessinée
Lors de ce festival en Chine, vous allez rencontrer un public diversifié. Comment pensez-vous que votre travail résonne avec des lecteurs de cultures différentes ? Y a-t-il des aspects de vos histoires que vous espérez particulièrement partager avec le public chinois ?
Tom Haugomat : Mon livre « À travers » étant muet, c’est toujours passionnant pour moi d’entendre les interprétations des uns et des autres. L'histoire est imprégnée de la culture populaire américaine, je suis curieux de savoir comment cela résonnera chez les lecteurs. J’ai hâte de rencontrer le public et surtout de découvrir le travail des auteurs de bande-dessinée chinois qui m’est assez peu familier.
Marc-Antoine Mathieu : Ce sera une découverte totale, et en ce sens je n’ai pas trop d’attente : je suis prêt à tout. Trop de surprises s’offriront sans doute, mais il est vrai que je serai attentif à la manière dont mes personnages et leurs questionnements métaphysiques sont accueillis en Chine.
Cyril Pedrosa : J'ignore totalement comment peuvent résonner mes histoires pour les lecteurs chinois, mais je serai vraiment très heureux si par chance elles ont un écho en eux. Je suppose que les lecteurs chinois ont des goûts très variés, et cela m'intéresse beaucoup de savoir quels thèmes ou sujets de mes livres les ont intéressés ou, au contraire, si certaines situations ou personnages leur ont semblé loin de ce qui les préoccupe.
Quel conseil donneriez-vous à de jeunes auteurs de bandes dessinées qui cherchent à se faire une place dans l'industrie aujourd'hui ?
Tom Haugomat : Je pense qu’il ne faut pas hésiter à partager son travail autour de soi, à l’envoyer à des maisons d’édition. Et surtout ne pas se décourager, ça peut prendre pas mal de temps de trouver son écriture visuelle, son « style ». Si le travail d’un auteur vous plaît particulièrement, essayez de savoir pourquoi il résonne en vous, cela vous aidera à trouver votre façon de raconter des histoires.
Marc-Antoine Mathieu : Dans l’industrie, il s’agit de beaucoup travailler. Dans la création, c’est pareil, mais il faut savoir aussi se préserver de la rêverie, garder du temps pour revenir à soi.
Cyril Pedrosa : Je ne suis pas certain de savoir comment se faire une place dans l'industrie. À défaut de conseil, je ne peux qu'encourager les jeunes auteurs à essayer d'être eux-mêmes dans leur création, et de déployer le plus possible leur singularité artistique, quelle qu'elle soit.
Pour conclure, pouvez-vous nous dire ce que représente pour vous la participation à la Fête des Bulles et ce que vous espérez en retirer ?
Tom Haugomat : J’ai participé en 2007 à un échange scolaire à Shanghai, premier voyage si loin de la France. J’en suis sorti complètement émerveillé, autant par la ville dynamique et contrastée que par les rencontres avec les étudiants en art avec qui nous avions pu échanger nos techniques et nos idées. Je suis très heureux de participer au festival Fête des Bulles, et très impatient de redécouvrir la Chine après tout ce temps, d’y faire de nouvelles rencontres, d’y vivre de nouvelles expériences !
Marc-Antoine Mathieu : C’est là une magnifique occasion d’aller à la rencontre d’autres lecteurs, de rencontrer d’autres façons de penser et d’imaginer, bref d'écouter une autre culture.
Cyril Pedrosa : C'est toujours une grande chance pour un livre et pour un auteur d'être traduit, et de pouvoir ainsi rencontrer des lecteurs à travers le monde. Je suis toujours un peu époustouflé lorsque cela arrive, c'est pourquoi je suis très heureux d'être invité à ce festival en Chine. J'espère que cela me permettra d'avoir de nombreux échanges avec le public, mais que cela sera aussi propice à des rencontres avec des auteurs et des éditeurs chinois dont j'ai hâte de découvrir le travail.
Fête des Bulles 2024
- le 1er juin de 15:00 à 18:30 et le 2 juin de 10:00 à 18:30 à Pékin à la Librairie PAGEONE (Beijing Fun) pour des tables-rondes, séances de dédicaces, ateliers et une performance de danse créée spécialement par les étudiants du groupe de danse Limitation. Pour participer
- les 8 au Pearl Art Museum de 14h à 18h, accès libre pour tables rondes, dessin avec mots clés, dédicaces et échanges libres, et le 9 juin à UCCA EDGE à Shanghai de 10h à 17h30, atelier et master classes. Pour participer
- le 12 juin à la Libraire Fangsuo de Canton de 19h à 21h13, conférence, dédicaces et échanges. Pour participer
Allez nombreux entre amis ou en famille pour découvrir ces rares talents !