

Suite à l'annonce du décès de Norodom Sihanouk, nombreux sont les articles et portraits à avoir rappelé la passion pour le cinéma de l'ancien roi, qui réalisa 9 long-métrages dans les années 60. Davy Chou, auteur du documentaire Le Sommeil d'or, consacré à l'âge d'or du cinéma cambodgien (1960-1975), a visionné la plupart d'entre eux. Sur La Joie de vivre, qu'il considère comme "le plus beau film réalisé par le roi Sihanouk", il a d'ailleurs signé un très beau texte, initialement publié dans le livre Le Cinéma d'Asie du Sud-Est (AsieExpo Edition).
Le passage ci-dessous est extrait du texte « Extraits du journal de bord ou 9 histoires d'un cinéma retrouvé », signé Davy Chou et publié dans Le Cinéma d'Asie du Sud-Est (Asiexpo Edition, 2012)
3. Modernité du cinéma cambodgien (Phnom Penh, 09 juin 2009)
Fort de ma découverte de la semaine dernière, j'ai traîné hier mon voisin Choy, un étudiant en droit de 20 ans, au centre d'archives Bophana. Je voulais à tout prix lui montrer ce que je considère désormais comme le plus beau film réalisé par le roi Sihanouk : « La Joie de vivre ». Une petite heure de film traversée par des élans de liberté époustouflants ; des suspensions de temps, lors de baisers langoureux filmés en plans-séquences dont il m'est difficile de trouver un exemple similaire dans les autres films de l'époque ; enfin, et c'est pour elles que le film est le plus connu, des scènes de danse sublimes. Kong Sam Oeun, Saksi Sbong, Sieng Dy et même le jeune Prince Sihamoni s'y déhanchent frénétiquement, le sourire aux lèvres, sur une musique rock. La durée des plans s'étire, les corps ne fatiguent pas, les sourires et les regards circulent autant que les gestes, puis d'autres couples prennent le relai, comme si la danse ne devait jamais s'arrêter, ni le plaisir se terminer. Les enjeux narratifs, déjà assez réduits, sont ici complètement abandonnés au profit d'un principe de jouissance et de dilatation du temps - « un petit morceau de temps à l'état pur ». Et le film, réalisé en 1968, d'opérer un raccord inattendu avec un cinéma moderne né en Europe quelques années plus tôt. Par ailleurs, c'est pour moi un document inestimable sur ce qu'a été le Cambodge à cette époque. Il capte comme aucun auparavant cette électricité et cette « joie de vivre » dont nous parlent tant les anciens de cette génération (à la nuance près que ce bonheur était surtout celui des plus privilégiés bien sûr).
Mais, face à ses images, Choy a une réaction elle aussi inattendue : ces baisers et ces déhanchements lascifs, entre Cambodgiens de surcroit, c'est plus que ne peut le supporter un jeune de 20 ans bien élevé, en 2009 au Cambodge. Il me dit, selon la formule consacrée, que « ce n'est pas bien ! » (« Ort leor ! »). Je lui rétorque sournoisement que c'est son ancien Roi qui a réalisé le film. Il ne se démonte pas et me répond fièrement que le Premier Ministre actuel Hun Sen ne permettrait jamais une chose pareille. Fin de la discussion pour cette fois-ci, mais il fut instructif de remarquer que ce film-là plus qu'aucun autre fut, et cela sans doute inconsciemment, doublement moderne.
Davy Chou, « Extraits du journal de bord ou 9 histoires d'un cinéma retrouvé », dans Le Cinéma d'Asie du Sud-Est, AsieExpo Edition, avril 2010.
Plus d'infos sur le livre sur le site d'AsieExpo Edition


































